Catégories
Littérature

Un petit jeu sous les auspices de Pierre Fontanier

Depuis quelque temps, lors de mes lectures, je glane des exemples de figures de style afin d’en faire des exercices pour mes élèves de troisième. Comme j’attends d’en avoir davantage, je n’ai pas commencé ces exercices. Pour vous en donner un avant-goût, je vous propose un petit jeu.

C’est très simple. Il suffit, dans les commentaires, d’identifier la figure que contient la citation proposée. Pour commencer, en voici une de Guy de Maupassant.

Une fois la figure trouvée, on peut l’expliquer, discuter du passage d’où elle est extraite, la rapprocher d’autres œuvres, etc.

La figure mystérieuse :

Devant les cafés, un peuple d’hommes buvait des boissons brillantes et colorées qu’on aurait prises pour des pierres précieuses fondues dans le cristal. (« Tombouctou », Les Contes du jour et de la nuit)

Catégories
Éducation Littérature

Liste de lecture pour un collégien

Le rat de bibliothèque

On m’a demandé récemment quels romans pourrait lire un garçon – bon lecteur – actuellement en classe de quatrième. J’ai aussitôt suggéré quelques titres, puis j’ai promis de rédiger une liste bien évidemment non exhaustive contenant divers romans, mais aussi des contes ou des nouvelles.
Cette liste est constituée de titres qui me sont plus ou moins rapidement venus à l’esprit, parce qu’ils m’ont marqué et qu’il m’a semblé qu’ils pourraient plaire à un jeune lecteur. Comme cette liste s’adresse à un collégien de niveau quatrième, elle prend appui naturellement sur le programme (et s’en affranchit parfois). Elle est classée par genre (si tant est que cela soit toujours possible).

Science fiction

Je suis une légende de Richard Matheson
Journal d’un monstre de Richard Matheson
La Nuit des temps de Barjavel
Le Voyageur imprudent de Barjavel
La Machine à explorer le temps d’H. G. Wells
La Planète des singes de Pierre Boulle
Le Passeur de Lois Lowry

Romans policiers

Le Chien des Baskerville d’Arthur Conan Doyles
Les Aventures de Sherlock Holmes d’Arthur Conan Doyles
L’Île aux trente cercueils de Maurice Leblanc
L’Aiguille creuse de Maurice Leblanc
Dix petits nègres d’Agatha Christie
Le Crime de l’Orient-Express d’Agatha Christie
Pars vite et reviens tard de Fred Vargas

Récits fantastiques / surnaturels / noirs

La Vénus d’Ille suivi de Colomba et de Mateo Falcone de Prosper Mérimée
Le Horla de Guy de Maupassant
Nouvelles histoires extraordinaires d’E. A. Poe
Contes fantastiques de Théophile Gautier
Le Moine d’Antonin Artaud
Le Sorcier d’Honoré de Balzac
La Peau de chagrin d’Honoré de Balzac
Les Mystères du château d’Udolphe d’Ann Radcliffe
Le Diable amoureux de Jacques Cazotte
La disparition d’Honoré Subrac de Guillaume Apollinaire
Les Armes secrètes de Julio Cortázar
Le K de Dino Buzzati

Romans d’aventures / historiques

Le Monde perdu d’Arthur Conan Doyles
Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier
Les Mystères de Paris d’Eugène Sue
Les Misérables de Victor Hugo
Oliver Twist de Charles Dickens
Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas
Vingt après d’Alexandre Dumas
Pauline d’Alexandre Dumas
L’Île mystérieuse de Jules Verne
Voyage au centre de la terre de Jules Verne

Récits ou contes du XIXe

L’auberge rouge d’Honoré de Balzac
Trois contes de Gustave Flaubert
Contes du jour et de la nuit de Guy de Maupassant
La Maison Tellier de Guy de Maupassant

Qu’en pensez-vous ? Voyez-vous de regrettables oublis ?
Catégories
Divers Humeur Littérature

On dit «la voiture à ma sœur» ou «la voiture de ma sœur » ?

Nombre d’individus poussent des cris d’orfraie lorsqu’ils surprennent, dans les propos de leur interlocuteur, une erreur de grammaire. Un excès de rigueur les conduit à mépriser l’emploi de «malgré que» (si fréquent chez certains grands écrivains) ou l’emploi du subjonctif après la locution conjonctive «après que». Pour ces gens, l’horreur est à son comble lorsqu’un indélicat mésuse de la préposition «à» et l’emploie à la place de «de». Et aussitôt de s’exclamer : « On ne dit pas la voiture à ma sœur, mais la voiture de ma sœur ». Avec une pointe de suffisance aigre, on fait ainsi valoir son indignation lorsque quelqu’un commet un solécisme disgracieux dû à une banale erreur de préposition.

Parfois, on me demande mon avis, et en tant que professeur de français, je suis sommé de rétablir les droits du bon usage, ce qui me laisse bien souvent perplexe…

Je rétorque que, tout d’abord, je dis la grosse bitte à Dudule, et non la grosse bitte de Dudule. Et toc ! Ou j’évoque, quand je sens que mon entourage ne sera pas sensible à la chansonnette populaire, le Moyen Âge, période pour laquelle on utilisait beaucoup la préposition à là où on emploierait aujourd’hui la préposition de. Ainsi, on trouve dans Aucassin et Nicolette (je puise un exemple au pif) :

Et se tu fenme vix avoir,

je te donnerai la file a un roi u a un conte […]

On lit bien : «la fille à un roi ou à un conte» et non «la fille d’un roi ou d’un conte».

D’ailleurs, comme le fait remarquer Geneviève Joly dans son Précis d’ancien français, «la construction du complément déterminatif du nom à l’aide de la préposition a n’a aucune connotation familière en ancien français. Elle est très représentée encore au XVIe siècle, surtout en poésie» (page 238). Elle cite même deux exemples d’emploi de la préposition appartenant «déjà à un niveau de langue déjà marqué» chez deux écrivains du grand siècle :

Je suis la très humble servante au seigneur Anselme (Molière, L’Avare, I, 4)

La vache a notre femme

Nous a promis qu’elle ferait un veau (La Fontaine, Contes, IV, 11, 72)

De toute façon, au Moyen Âge, le cas régime absolu (très fréquent) se passait complètement de préposition et cela donnait, et donne toujours de curieuses associations, comme en témoigne encore le délicieux nom de la ville de Bourg-La-Reine, ce qui, comme chacun sait, signifie le bourg de la reine, et non une injonction à bourrer la reine (à propos, vous connaissez la blague : Bourg-La-Reine ou Choisy-le-Roi… Le doute m’habite…) !

Il n’en reste pas moins que l’usage, aujourd’hui, ressent comme vulgaire certain usage de la préposition à, ce qui n’a jamais dérangé le bas peuple qui l’utilise depuis fort longtemps, comme en témoigne des locutions comme la bande à Bonnot, la fête à la grenouille, etc.

Il convient cependant de faire un choix. À tout prendre, je mets donc les puristes de mon côté en utilisant la bonne préposition, et en n’attirant pas sur moi la désapprobation des censeurs. Et puis, on ne glisse pas sur une merde à chien, on ne s’exclame pas « Fils à pute », que diantre ! Alors utilisons la préposition «de» !

Catégories
Humeur Littérature

Blâme et éloge de la mouche

« Va-t’en, chétif Insecte, excrément de la terre »

C’est en ces termes que le lion s’adresse au moucheron dans la fable de Jean de La Fontaine. On voit, chez le moraliste toujours, combien le misérable insecte est de surcroît gonflé d’orgueil !

S’il est vrai que la mouche peut s’avérer être un redoutable adversaire que pas même la force léonine ne peut vaincre, tout porte à croire qu’elle s’efforce pourtant de rechercher inlassablement un but unique : se faire exploser à coups de tapette si opportunément dite à mouches.

Depuis que je vis à la campagne, du printemps à l’automne, il n’est pas un instant qui ne me fait déplorer la si vaine existence du diptère (précisons que d’aucuns – pour rester dans les bornes étroites de la politesse – disent « sodomiser les diptères » pour « enculer les mouches », improbable préoccupation qui a pourtant ses adeptes… ). Pas un jour, disais-je, qui ne me fait regretter l’inopportun insecte : il vrombit systématiquement au plus près de mes tympans lorsque je tente de lire un livre ou de travailler sur mon ordinateur. En ces périodes troublées, je ne peux d’ailleurs pas regarder une vache dans les yeux. J’y vois le désespoir morne et résigné de l’animal envahi, qui n’a pas su inventer la tapette ou le papier tue-mouches pendouillant si inélégamment dans nos cuisines.

Chaque fois que la mouche se rappelle à mon bon souvenir, je m’étonne de l’opiniâtreté de celle-ci : aussitôt chassée, elle revient derechef. Je voudrais alors que la formule jupitérienne (disons sartrienne) ait la capacité de chasser ce symbole du remords : « Abraxas, galla, galla, tsé, tsé ». Mais rien n’y fait. Alors je frappe, petit Jupiter à tapette à mouches (celle dont le milieu est orné d’un visage et dont le rictus ridicule saisit l’ennemi foudroyé au moment de la mise à mort), je frappe et frappe jusqu’à éviscérer mes proies. C’est une hécatombe de petits boyaux qui s’étalent sur les vitres déjà maculées des déjections d’insectes soulagés. Ah ! il porte bien son nom ce scatophage stercoraire (la mouche à merde) dont les menus gastronomiques sont sur papier hygiénique. Quelle image du cycle de la vie puisque La larve de la mouche vit dans les matières organiques en putréfaction (je fais du Michel Houellebecq : je plagie un article sur la mouche) ! Dans la merde tu naquis, dans la merde tu trépasses.

Mais le soulagement est aussi vif que bref. Aussitôt mouches nouvelles de surgir. C’est un véritable fléau biblique. Le dieu des Hébreux avait envoyé des mouches piqueuses et suceuses pour punir les Égyptiens ; je n’ai droit qu’à la mouche à merde. La malignité divine me refuse ses créations les plus subtiles. Je ne désarme pas pour autant. Je suis devenu Sisyphe imprécateur : « Va-t’en, chétif Insecte, excrément de la terre » répété-je à mon tour. Mais l’inanité, la vanité de ma rage me fait repartir la tapette basse, je m’avoue vaincu (« La puissance des mouches : elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps » écrivait Pascal) et je me souviens que la mouche est éminemment littéraire. L’on a déjà évoqué La Fontaine ou Sartre. Il y a Rimbaud et ses « mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles ». Il y a aussi William Golding et Sa Majesté des Mouches régnant sur les enfants libres…

Force est de constater que l’insecte fascine, et pas seulement l’entomologiste. Lucien de Samosate en fit même l’éloge. Il faut reconnaître que certains points sont particulièrement convaincants :

Dans ses amours et son hymen, elle jouit de la plus entière liberté : le mâle, comme le coq, ne descend pas aussitôt qu’il est monté ; mais il demeure longtemps à cheval sur sa femelle qui porte son époux sur son dos et vole avec lui, sans que rien trouble leur union aérienne.

Salvador Dali voyait dans les mouches ce qu’il appelait « les fées de la Méditerranée » (l’insecte évoquerait même, parait-il, la méthode paranoïaque-critique). Au reste – et c’est la première fois, si j’ose dire, que j’ai commencé à regarder l’insecte dans les yeux – La mouche (le remake de Cronenberg), est aussi le titre d’un film dans lequel un homme inventant une machine permettant de se téléporter devient un être mi-homme mi-mouche.

Enfin le dictionnaire rappelle, par sa polysémie, la richesse du mot. La mouche n’est pas qu’un vil insecte. C’est également un petit morceau de taffetas noir qui faisait ressortir la pâleur des beautés du grand siècle (Verlaine en parle de cette mouche « Qui ravive l’éclat un peu niais de l’œil »). C’est enfin l’espion (le mouchard) dont les romans de Jean-François Parot offrent un bel exemple : Tirepot, portant deux pots et une ample robe de toile, monnaye au badaud parisien la possibilité de se soulager. Faisant ainsi la causette avec ses clients, il sait beaucoup de choses sur la capitale et devient la mouche du commissaire Nicolas Le Floch.

Et puis le mot « mouche » abonde dans de charmantes expressions : prendre la mouche, faire mouche, faire la mouche du coche, etc.

Mais quelque littéraire que soit la mouche, aussi polysémique soit-elle, que l’on voie en elle des trésors d’imagination, l’insecte ne peut faire oublier l’importunité de son obstinée présence. C’est ce que me rappelle la radio qui diffuse Alanis Morissette qui, voulant chanter l’ironie de la vie, s’écrie : « It’s a black fly in your chardonnay ». Quelle poétesse !

Catégories
Littérature Lu

Le Cimetière de Prague

Une œuvre à trois voix

Le Cimetière de PragueLe Cimetière de Prague est une œuvre à trois voix. Tout d’abord, celle d’un narrateur extradiégétique qui prend en charge l’ensemble du récit. Celle de Simon Simonini ensuite, le protagoniste de l’histoire. Celle de l’abbé Dalla Picola enfin, personnage « secondaire », qui n’est autre que le double de Simonini.
L’ensemble s’organise selon un journal fragmentaire dont le narrateur susmentionné rassemble les morceaux. En effet, Simonini – ayant rencontré Sigmund Freud – écrit ce qui lui reste de souvenirs, espérant retrouver la mémoire et comprendre son histoire en retrouvant le trauma dans lequel s’origine son amnésie. Dans le même temps, le diariste fait la découverte au sein même de son appartement d’un couloir menant à un autre appartement, celui de l’abbé Dalla Picola. Selon toute vraisemblance, Simonini et Dalla Picola ne forment qu’un seul et même schizophrénique personnage. L’un ne complétant le journal que lorsque le second est absent ou endormi.
Nous avons ainsi un étrange journal intime à deux voix qu’une troisième, celle du narrateur, ne jugeant pas suffisamment cohérent ou compréhensible, homogénéise pour en faire un récit malgré tout lacunaire, parcellaire, incomplet. C’est lui le responsable de la vis narrandi.

Un incipit labyrinthique

Cet enchevêtrement de voix (que la typographie, le style et le ton permettent de distinguer aisément) s’annonce en un début labyrinthique. On voit que, dans son dernier roman, Umberto Eco a abandonné l’image du portail (que le lecteur potentiel devrait franchir) pour céder la place à celle du dédale. N’en sortiront que les happy few, ceux que l’œuvre n’aura pas rebutés. Pour découvrir l’histoire du Cimetière de Prague, il faut donc suivre le narrateur dans un entrelacs de venelles qu’un conditionnel passé révèle improbable : « Le passant qui en ce matin gris du mois de mars 1897 aurait traversé à ses risques et périls… ». S’ensuit une traversée des « rares endroits de Paris épargnés par les éventrements du baron Haussmann » menant à une vitrine de brocanteur, officine du faussaire Simonini.

La brocante comme métaphore littéraire

Le bric-à-brac sans valeur qu’on y trouve, c’est tout le matériau narratif du livre, car Le Cimetière de Prague n’est rien d’autre que le recyclage de la production livresque du XIXe qu’elle soit littéraire, pamphlétaire, propagandiste, épistolaire, etc. Le mot « recyclage » n’a d’ailleurs aucune connotation péjorative. Le protagoniste – gagnant sa vie en créant de faux textes brandissant des menaces judéo-maçonniques – ne fait pas autre chose (« N’es-tu pas, toi, le maître du recyclage ? », demande-t-on à Simonini, page 427)
Ce livre, qui fait ainsi le récit de la genèse et du développement de l’antisémitisme, rassemble cette production hétéroclite qu’elle ait une valeur littéraire ou non. On y trouve pêle-mêle les livres les moins lus des grands auteurs (Les Mystères du peuple d’Eugène Sue, Joseph Balsamo d’Alexandre Dumas), mais aussi ces curieux objets sinon « littéraires » du moins historiques que sont Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly, Les Mystères de la Franc-Maçonnerie de Léo taxil, Le Diable au XIXe siècle du docteur Bataille, La France juive d’Édouard Drumont, etc. Simon Simonini, sycophante, faussaire, assassin et antisémite, est ce curieux héros qui pour vivre fait la lecture de tout cela, et produit des textes susceptibles de servir les intérêts des services d’espionnage ou de contre-espionnage agitant des menaces fantasmatiques.

La menace

Six Promenades dans les bois du roman et d'ailleursUmberto Eco a souvent parlé dans ses livres des Supérieurs Inconnus (notamment dans Le Pendule de Foucault). Ils sont évidemment dans Le Cimetière de Prague.
En 1789, le marquis de Luchet avertissait : « Il s’est formé au sein des plus épaisses ténèbres, une société d’êtres nouveaux qui se connoissent sans s’être vus […] Cette société adopte, du régime jésuitique, l’obéissance aveugle ; de la franche-maçonnerie, les épreuves et les cérémonies extérieures ; des Templiers, les évocations souterraines et l’incroyable audace. » (Essai sur la secte des illuminés, cité par Umberto Eco dans Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, page 176).
Tout l’enjeu du Cimetière de Prague est de montrer comment le XIXe siècle a ajouté les Juifs à cette illusoire menace. Je ne vous ferai pas le récit qui montre comment l’on va de Luchet à Rachkovsky en passant par Barruel, Simonini, Joly, Goedsche, etc. En revanche, ce qu’il faut comprendre, c’est le mécanisme qui favorise l’irruption de la fiction dans la réalité, celle-là même qui mène à Hitler ayant lu les Protocoles des Sages de Sion. Si vous n’avez pas le temps de lire Le Cimetière de Prague, lisez les pages 174 à 185 de Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs datant de… 1994.

Vingt-six après

Le Pendule de FoucaultPourquoi Umberto Eco a-t-il attendu près de 30 ans pour raconter et amplifier cette histoire afin d’en faire un roman de plus de 500 pages ? Une bonne partie du matériau employé dans Le Cimetière de Prague ne figurait-il pas déjà dans Le Pendule de Foucault publié en 1988 ?
On trouvera que, chez les grands écrivains, il y a une grande et unique obsession, ici déclinée en plusieurs ouvrages. Après tout le thème n’est-il pas fascinant ? Il suffit de nommer une chose pour qu’elle existe ! Inventez un improbable complot mondial, pluriséculaire, et tout le monde d’y croire ! Le faux devient vrai. L’obsession flaubertienne d’Eco pour l’erreur, la mauvaise foi, la stupidité se manifeste dans toute son œuvre : dans Les Limites de l’interprétation, l’auteur a élaboré une théorie du faux et des faussaires, dans Le Pendule de Foucault sont évoqués ces occultistes qui croient fanatiquement à tout, dans Baudolino, le personnage principal est un rêveur qui affabule…
Mais peut-être y a-t-il aussi chez Eco une vertu pédagogique ? Ne s’agit-il pas – une énième fois – de s’interroger sur les événements qui ont mené à l’holocauste : « Réfléchir sur les rapports complexes entre lecteur et histoire, entre fiction et réalité, constitue une forme de thérapie contre tout endormissement de la raison, qui engendre des monstres » (op.cit., page 183). C’est d’autant plus important que le monstre, « il est encore parmi nous » (Le Cimetière de Prague, page 545)
Mais cette interrogation est d’autant plus fascinante pour l’homme de lettres qu’il constate que la littérature, fût-elle mauvaise, a un réel pouvoir sur la vie. Cela est rendu possible par la crédulité de ceux qui sont incapables d’accepter le monde tel qu’il est, qui faute de pouvoir le refaire, le réécrivent (et ils sont légion ces gens qui ne voient que manipulation et complot). Ce à quoi, Umberto Eco répondait : « Il faut nécessairement qu’il y ait, associé à l’acte de création, un mystère. Le public le réclame. Sinon comment Dan Brown gagnerait-il sa vie ? » (N’espérez pas vous débarrasser des livres, page 174).
En ce cas, Le Cimetière de Prague n’est-il pas la dernière œuvre romanesque d’un homme de 80 ans qui chatouille de son érudition les déchets romanesques d’un écrivain qui marche maladroitement sur ses plates-bandes ?

« Dieu sait si les cimetières sont paisibles : il n’en est pas de plus riant qu’une bibliothèque. »

N'espérez pas vous débarrasser des livresOn a vu que Le Cimetière de Prague était une véritable brocante littéraire constituée d’objets hétéroclites. Cette métaphore montre que des objets usés vendus au prix du neuf et parfois plus cher (je n’ai plus la référence exacte du livre) représentent des textes parfois anciens réutilisés, réécrits, plagiés pour en faire du neuf. Pensez aux Protocoles des Sages de Sion.
Ce n’est pas la seule métaphore qui sous-tend le livre. Celle du cimetière donne également son titre à l’ouvrage. Ce cimetière praguois où les Supérieurs inconnus sont devenus des rabbins représente la bibliothèque (c’est d’ailleurs là que Simonini y fait ses recherches sur le cimetière). Se développant dans le cadre du « périmètre autorisé », l’auteur y a « superposé » ses livres (cf. pages 252 et 253). Le Cimetière de Prague est le lieu de réunion des rabbins comploteurs. C’est de ce lieu que tout part, de ce monument abritant la tombe de l’auteur du Golem, « créature monstrueuse destinée à accomplir les vengeances de tous les Israélites ». Et Simonini de conclure : « Mieux que Dumas, et mieux que les jésuites » (les jésuites font référence au complot imaginé par Eugène Sue dans Le juif errant).
Plus encore, le cimetière est LA création littéraire.
Ainsi, la culture livresque d’Umberto Eco est un défi jeté à la face des grands auteurs ou plus exactement ou même modestement une imitation amoureuse des feuilletons-romans, comme on disait encore à l’époque.
Pourtant, je crois pouvoir affirmer que je n’ai pas éprouvé particulièrement de plaisir à lire ce monument d’érudition. Le Cimetière de Prague est une œuvre fascinante, chaque péripétie recèle une référence. C’est le royaume de l’intertextualité. Tout ce qu’on lit peut être extrait d’un autre ouvrage. Par exemple, les égouts évoquent la traversée de Jean Valjean dans l’antre du Léviathan (Les Misérables), les épisodes sur la Commune évoquent… eh bien je ne sais plus (désolé, mais si quelqu’un peut me dire où j’ai déjà lu ça : « Le mardi, Montmartre était conquise et quarante hommes, trois femmes, quatre enfants avaient été amenés là où les communards avaient fusillé Lecomte et Thomas, agenouillés et fusillés à leur tour », page 317). La période des attentats des anarchistes, et notamment le malheureux journaliste qui, après avoir exalté les attentats, perdit un œil (cf. page 443) se trouve dans Le mouvement anarchiste en France de Jean Maitron. Ou encore la messe noire provient certainement en partie de Là-bas de Huysmans…
Le véritable plaisir de lecture est alors la recherche des références. Le reste est austère, aride. À aucun moment, on a envie de tourner la page, avide de savoir comme on peut avoir envie de savoir ce que vont devenir les fillettes pourchassées par le terrible père Rodin dans Le juif errant, ou comment la reine va réagir aux déclarations prophétiques de Joseph Balsamo dans l’ouvrage du même nom.
Peut-être cela vient-il du fait qu’Umberto Eco n’a pas la moindre sympathie pour son répugnant personnage, et qu’on ne le suit qu’à contrecœur ? Ou alors que l’auteur est un brillant universitaire possédant sa narratologie sur le bout des doigts, mais qui ne parvient pas à insuffler une once de suspense ? Je ne sais pas, mais assurément Le Cimetière de Prague est une œuvre fascinante, non passionnante.

Catégories
Humeur Littérature Non classé

Qui fera la part du feu ?

En écrivant cet article sur Céline, j’ai voulu montrer qu’il était nécessaire de montrer (oui, je sais…) que Céline était un grand écrivain, et qu’à ce titre, il était digne d’être célébré, sans que la république n’encourût quelque regrettable flétrissure.

Dans le même temps, j’ai lu çà et que Céline était un immense auteur, mais aussi un sale type, ce qui m’a posé deux problèmes. D’une part, il n’était plus nécessaire de faire la démonstration du génie littéraire de Céline alors que j’ai pourtant souvent lu qu’on lui déniait cette qualité ; d’autre part, il fallait faire un sort à cette accusation biographique réduisant la vie d’un homme à ces deux mots : sale type.

Tout d’abord, l’œuvre. Si elle est géniale, point besoin d’ergoter. Il faut la célébrer en tant que telle. Encore faut-il distinguer l’œuvre littéraire des pamphlets qui sont, eux, absolument illisibles, infects, et n’ont précisément aucun intérêt littéraire.

Ensuite, l’homme. ll faudrait tout d’abord faire la démonstration que Céline est un sale type, ce qui n’est, à mon avis, pas si évident. Et avant même de se demander si l’auteur de Mort à crédit est un sale con, je voudrais qu’on se demande si, avant de lire un livre, on cherche à savoir si l’auteur est un type bien ou non.

Prenons un exemple concret. Ronsard est-il un con ?

Passée l’incongruité de la question, vous vous prêterez comme je l’ai fait à l’exercice, et vous en chercherez un témoignage. Dont acte. Je cite, c’est dans Les Amours :

Je n’aime point les Juifs, ils ont mis en la croix

Ce Christ, ce Messias qui nos pechez efface,

Des Prophetes occis ensanglantés la place,

Murmuré contre Dieu qui leur donna les loix.

Fils de Vespasian, grand Tite tu devois,

Destruisant leur Cité, en détruire la race,

Sans leur donner ny temps, ny moment ny espace

De chercher autre part autres divers endroits.

Jamais Leon Hebrieu des Juifs n’est prins naissance,

Leon Hebrieu, qui donne aux Dames cognoissance

D’un amour fabuleux, la mesme fiction :

Faux trompeur, mensonger, plein de fraudes et d’astuce

Je crois qu’en luy coupant la peau de son prepuce

On luy coupa le cœur et toute affection.

À lire un tel sonnet, je ne pense pas qu’on puisse célébrer les cinq cents ans de la mort du poète en 2085, l’antisémitisme étant trop évident.

Évidemment, je n’ignore pas qu’entre Ronsard et Céline, il y a une différence de taille : le premier n’appelle pas au meurtre (encore que le deuxième quatrain ne me paraît pas innocent). Mais enfin, considérera-t-on un jour que les œuvres du passé sont entachées du poids du passé, un passé insupportable, mais un passé qu’on ne peut refouler, car c’est ce que veut Serge Klarsfeld ; un passé qu’on ne peut censurer (c’est le cas de Tintin au Congo) ; un passé qu’on ne peut réécrire (c’est le cas d’Huckleberry Finn) ; un passé qu’on ne peut ignorer, comme c’est le cas de Jules Verne pour lequel je n’entends nul reproche, et je finirai sur ce sinistre exemple plein d’un racisme aisément circonscriptible à une époque donnée, extrait de L’Île mystérieuse :

Le personnage de Nab est un « Nègre » (p. 16). Il est d’une fidélité canine à toute épreuve (la métaphore est plus que suggérée tout au long du roman) : « Quand Nab apprit que son maître [l’ingénieur Cyrus Smith] avait été fait prisonnier, il quitta le Massachusetts sans hésiter, arriva devant Richmond, et, après avoir risqué vingt fois sa vie, il parvint à pénétrer dans la ville assiégée » (p. 16), ou encore, croyant que son maître était mort, il refuse toute nourriture : « Privé de son maître, il ne voulait plus vivre ! » (p. 32). Quand les rescapés adoptent un singe pour le domestiquer, le serviteur réagit en ces termes :

« – Ainsi, dit Nab, c’est sérieux, mon maître ? Nous allons le prendre comme domestique ? – Oui, Nab, répondit en souriant l’ingénieur. Mais ne sois pas jaloux ! » (p. 135)

Que conclure ? La réponse est difficile, mais je suis persuadé qu’on ne peut pas se débarrasser de la question comme on le fait aujourd’hui avec Céline. La seule question digne aujourd’hui d’être posée est la suivante : l’écrivain qui a écrit ces horreurs sur les Juifs a-t-il pu écrire quelques-unes des plus belles pages de la littérature ?

Catégories
Humeur Littérature

Où l’on voit qu’il faut célébrer Céline

Céline a été exclu des célébrations de l’année 2011. Si l’on veut s’opposer à cette exclusion, il faut mettre en avant le fait que Céline est un grand écrivain, et que ses chefs-d’œuvre l’emportent sur toute autre considération. Malheureusement, il faut encore le prouver. Cette nécessité montre assez, dans le meilleur des cas, la mauvaise lecture qui a été faite de Céline. Dans le pire des cas, il faudra admettre que les contempteurs de Céline en parlent sans l’avoir lu. En effet, trop souvent, les gens balaient d’un simple revers indigné l’œuvre de Céline sous le prétexte que l’auteur est antisémite. Et de s’abstenir de lire.

On ne peut pas le nier. Il suffit de lire les premières lignes de Bagatelles pour un massacre, et l’on comprendra que cet auteur est infréquentable. En d’autres termes, et pour aller vite, c’est un sale con raciste.

Et alors ? Quand bien même ! Suis-je obligé d’admirer l’auteur – et d’agréer dans le même temps toute sa biographie – pour apprécier une œuvre ? La littérature de Socrate à Céline précisément n’est-elle pas un vivier d’individus narcissiques, névrotiques, drogués, racistes, meurtriers, j’en passe et des meilleurs ? La littérature doit-elle d’ailleurs se contenter d’exprimer en un langage fleuri des sentiments délicats qui ne choqueront personne ? Lisez ou relisez La littérature et le mal de Georges Bataille et vous verrez que la littérature ne connaît aucune limite quant au dicible et à l’indicible : elle est « comme la transgression de la loi morale, un danger. Étant inorganique, elle est irresponsable. Rien ne repose sur elle. Elle peut tout dire ».

Mais qu’importe, car les pamphlets de Céline – ce sont ces livres-là qui posent un problème, le reste pouvant affronter l’éternité sans encourir l’ombre d’une flétrissure – ne sont pas de la littérature. Ils ne nous intéressent pas, ils ne nous intéressent plus, ils n’intéressaient même plus leur auteur qui ne souhaitait pas les voir republier. Ils sont tout juste bons à sombrer dans les oubliettes de l’histoire avec la droite maurassienne et le mot nègre si vite retiré des nouvelles éditions américaines d’Huckleberry Finn.

Il nous reste une œuvre, celle-là même qui est publiée dans la pléiade aux côtés de Marcel Aymé ou de D.A.F de Sade. Et cette œuvre tient du chef-d’œuvre. S’il faut encore le prouver, on se demandera ce qu’est un chef-d’œuvre, parce que manifestement il faut encore prouver que les livres de Céline en sont.

Un chef-d’œuvre est une œuvre qui a survécu aux années voire aux siècles, qui s’est enrichie des lectures qui en ont été faites ou même des polémiques. Notre lecture a chargé l’œuvre d’un poids qu’elle n’avait pas. En somme, un livre ne naît pas chef-d’œuvre. Il le devient, mais contient naturellement en lui tout ce qui lui fera franchir les années.

Un chef-d’œuvre est aussi un livre qui, tout en jouant avec les codes d’un genre littéraire, en est à la fois l’accomplissement et l’ouverture sur un autre. Le Voyage au bout de la nuit n’est-il pas tout ça ? N’est-ce pas un livre qui, tout en reprenant le genre du roman picaresque, le renouvelle de fond en comble en étant à la fois une réécriture de Candide de Voltaire (voir à ce sujet le livre magnifique de Marie-Christine Bellosta Céline ou l’art de la contradiction).

Si le livre est un jeu intertextuel, il n’en propose pas moins une lecture de son époque de la guerre, de la psychanalyse, de la colonisation ou du nouvel Eldorado qu’est alors l’Amérique. Et ce qu’il dit, il le dit dans un langage, une musique, un style comme il y en a deux par siècle. Céline, dit-il lui-même, publie alors le roman qu’auraient dû écrire les surréalistes. Et ce roman n’en finit pas de nous parler, de nous faire parler.

C’est un chef-d’œuvre donc, comme Mort à crédit, comme D’un Château l’autre. Il faut les célébrer, malgré qu’on en ait. Et si vous n’aimez pas ces livres, lisez au moins les points de suspension. Encore que même ces signes typographiques ont réussi à choquer…

Catégories
Éducation Littérature Lu

Il faut connaître l’entreprise dès le lycée. Vraiment ?

J’ai développé dans un article précédent les raisons de mon indignation provoquée par la lecture du vôtre.

Il me reste un dernier point à développer : les raisons de mon désaccord avec votre vision du monde ou du moins de l’éducation. Ma diatribe étant d’objectif modeste, je me limiterai au seul point d’intersection possible : l’école prépare-t-elle à rentrer dans votre monde, c’est-à-dire dans celui de l’entreprise ?

L’introduction qui précède votre article précise que vous invitez les jeunes à devenir entrepreneur. C’est à coup sûr un bel objectif, et je me satisfais de constater que vos ambitions sont sans limites, puisque vous leur offrez l’exemple de Larry Page et de Sergey Brin. Mais, d’emblée, je me dis que nous ne vivons pas dans le même monde car, dans le collège dans lequel je travaille, pas moins de 52 % des élèves sont issus d’un milieu défavorisé. C’est vous dire qu’ils ne sont pas prêts à balancer de leur garage l’algorithme qui va bouleverser le monde.
Je ne vais certes pas bâtir mon argumentation sur un misérabilisme larmoyant, mais il serait intéressant que vous les voyiez ces jeunes, et que vous compreniez que leurs préoccupations sont à mille lieues des vôtres. Vous semblez rêver d’une jeunesse galopante et rayonnante débarrassée de ces enseignants parasitaires freinant son élan. Hélas ! ce jeune public est davantage concerné par ses petits problèmes : un parent qui vient de se suicider, un autre qui a mis son enfant à la porte, un abus sexuel, une dyslexie mal traitée, etc. Malgré tout cela, ces enfants parfois en très grande difficulté scolaire sont contrairement à ce que vous dites ponctuels, polis et respectueux. En revanche, ils accroissent les «bataillons d’illettrés» dont vous parlez. À qui la faute ?

Cela, c’est pour remettre les choses dans leur contexte, et je peux vous dire que j’ai grandement édulcoré les choses.

À présent, demandons-nous ce que ces collégiens deviennent. J’en viendrai directement au point qui nous intéresse : les «meilleurs» vont au lycée, c’est-à-dire presque tous. Comment pourrait-il en aller autrement ? Lorsqu’on veut emmener 80% d’une classe d’âge au baccalauréat, il n’est pas étonnant que ce soit pratiquement tous nos élèves qui accèdent au lycée. Au reste, je maintiens que cet objectif n’a rien de scandaleux, sauf pour les nostalgiques du charme discret de la bourgeoisie, qui aimaient tant que l’élite soit l’élite, c’est-à-dire une catégorie sociale non souillée de la présence des prolétaires venant outrageusement faire baisser le niveau.
Nos collégiens deviennent donc des lycéens en accédant soit au lycée général et technique soit au lycée professionnel. Le deuxième choix, car c’est presque toujours un deuxième choix, voit des élèves arriver qui n’ont pas envie d’être là. Aujourd’hui, on considère toujours qu’il vaut mieux faire de la philosophie que de la mécanique, rappelle François Dubet. C’est dire que ces élèves à qui on a fait comprendre que le lycée général et technique n’était pas pour eux n’ont pas envie d’être là. Bien souvent, ils y sont malgré eux. C’est dommage, mais c’est ainsi. Quelles peuvent être alors leurs motivations ? À eux dont les médias rabâchent à longueur de journée que de grands patrons s’octroient des salaires pharaoniques, parfois doubles, avant de fermer l’entreprise pour ensuite délocaliser. Quelle est à votre avis leur opinion sur le monde de l’entreprise, eux qui voient papa et maman chômer ?
Le problème est donc là : l’école n’est plus un gage de réussite. Tant et si bien qu’on ne sait plus comment motiver nos élèves. Dans certains cas, on propose même des cagnottes de 10000€. C’est vous dire le désarroi qui a dû s’emparer des têtes pensantes de notre ministère.

Mais quand bien même le monde qui les attend regorgerait d’emplois à qui mieux mieux, qu’en serait-il exactement ? Faudrait-il préparer nos élèves à rentrer dans la vie active ?

Pour moi, et je ne me lasserai jamais de le répéter, la réponse est non, mille fois non. Les élèves eux-mêmes le savent, eux qui effectuent leur scolarité. L’univers dans lequel ils évoluent – celui de l’école – n’est pas la réalité. C’est un monde à part dans lequel l’erreur est tolérée, la faute acceptable. C’est un monde dans lequel on peut recommencer sans être condamné, méprisé ou ostracisé : si je rate un contrôle, je peux le recommencer, je peux refaire une année, je peux recevoir de l’aide ; si, d’aventure, je commets une bêtise (je me bats, par exemple) je ne paie pas d’amende, je ne vais pas en prison. Je suis éduqué, élevé, non pas condamné. Il n’existe qu’un seul cas où le réel rencontre l’école : c’est lorsqu’un enfant ayant commis et répété de graves forfaits se voit traîné en conseil de discipline et que celui-ci se prononce pour l’exclusion définitive de l’élève. Là, en voyant le regard de l’enfant, on comprend qu’il n’avait pas saisi que le réel le rattrapait.

Le réel ! Le moins que l’on puisse dire est qu’il varie en fonction de divers facteurs. Qu’est-ce que cela veut dire le réel, et surtout préparer nos enfants au monde réel? Au XVIIe siècle, cela ne voulait sûrement pas dire grand-chose : un état dans lequel tout un chacun aurait reçu une éducation, aurait son mot à dire dans une démocratie serait un non-sens. Après la Révolution française, les choses sont un peu différentes, mais combien de petits Français reçoivent les lumières de l’éducation ? Ce n’est que progressivement, au XIXe siècle, que les Français vont accéder de plus en plus nombreux à l’école, mais pourquoi faire ? L’enfant apprend à compter, à lire et à écrire. Cela est bien suffisant, et de toute façon la moisson mobilisera bientôt toute l’énergie de la famille. Dans l’industrialisation croissante de ce siècle, à quoi faut-il préparer les enfants ? Au travail que le monde est en mesure de leur donner ? À travailler dans une mine, à travailler dans une manufacture ? À faire la guerre pour lutter contre les Prussiens ? Ce qui n’est pas encore l’Éducation nationale n’a-t-il pour autre objectif que de préparer l’enfant à recevoir ce que le monde veut bien lui donner ? Dans le nôtre, que faudrait-il apprendre ? À mépriser La Princesse de Clèves, à s’adapter à telle technologie tant que nous en avons besoin (pensez aux cassettes vidéo de Sony dans les Landes), puis à les mettre à la porte ?

Ce n’est pas là ma conception de l’école.

Mieux encore. Selon moi, l’école est incompatible avec la logique de l’entreprise et de l’idéologie du libéralisme qui voit ou veut voir dans l’individu un être compétitif, prêt à écraser l’autre, ce qui est bien, en dernière analyse, l’exemple que vous donnez en évoquant Larry Page et Sergey Brin. Ne sont-ils pas à l’origine de l’entreprise qui, tel un monstre mythologique, avale tout, diminue ou écrase la concurrence c’est-à-dire des individus ?
Or rien de tel dans une classe. Si l’on fait de la pédagogie différenciée, la classe est divisée en petits groupes mêlant les élèves dont les meilleurs aident les moins forts. Il faudrait d’ailleurs s’entendre sur ce terme : le meilleur dans une classe n’est pas forcément le plus intelligent, mais parfois le plus chanceux, le plus mûr, le plus sérieux, le plus docile (ou le moins réfractaire), celui qui est passionné ou seulement intéressé. Dans un tel contexte, ledit meilleur n’a pas pour objectif d’écraser l’autre, mais bien de l’aider. Et tout l’enjeu de mon enseignement sera de le leur expliquer. Je tenterai également de leur parler de tout ce qui sera profondément inutile, la littérature. Vous qui aimez l’économie, permettez-moi d’y faire référence. L’enseignement de la littérature, c’est l’équivalent de ce que Georges Bataille appelait la part maudite, la dépense pour rien. Il n’y a rien de plus détestable que cette instrumentalisation de l’école, sa subordination au monde du travail. L’enseignement n’est pas utilitaire. Je n’enrôle pas de futurs chômeurs.


Catégories
Littérature Lu

Le structuralisme coupable ?

Il y a quelque temps, je lisais un article à propos de Michel Foucault sur le site du Monde diplomatique. L’auteur de cet article évoquait Derrida, lequel trouvait que L’histoire de la folie à l’âge classique relevait du « totalitarisme structuraliste ».
Stupeur ! car pour ma part je ne vois pas en quoi le structuralisme peut relever du totalitarisme, à moins qu’il ne s’agisse d’un emploi métaphorique.

Je fais part de cet article à mes collègues, dont l’une me parle aussitôt du petit livre de Tzvetan Todorov paru en 2006 La littérature en péril, dans lequel sont expliqués les liens qui unissent structuralisme et communisme.

Au début de son livre, Todorov explique que les études littéraires étaient « sous l’emprise de l’idéologie officielle », c’est-à-dire celle de la Bulgarie faisant alors partie du bloc communiste en 1956. Il explique également comment il devait réussir le tour de force de parler de la littérature sans bien sûr énoncer la moindre idée personnelle contrevenant à l’idéologie communiste, mais sans non plus « avoir à se plier aux exigences de l’idéologie régnante » c’est-à-dire sans à avoir à exprimer la foi communiste.La solution était simple. Comme l’avaient fait dans les années 20 les formalistes russes, il s’agissait de ne s’intéresser qu’à « la matérialité même du texte, à ses formes linguistique », « à s’occuper d’objets sans teneur idéologique ». Ainsi les observations littéraires échappaient à la censure.

On voit ainsi comment le structuralisme, le formalisme ou toute manière de ne s’intéresser qu’à la forme pure étaient au départ un moyen d’échapper à l’emprise du parti. Plus tard, elle sera un rééquilibrage, une approche conciliant étude du contexte historique, idéologique, esthétique (soit la tendance dominante de la critique à l’époque) et étude de la relation des éléments de l’œuvre entre eux (la tendance de la nouvelle critique, celle de Barthes, Genette, Todorov…).

Je ne suis pas sûr que cela explique la critique de Derrida, que je ne suis pas sûr d’avoir comprise, mais la suite du livre de Todorov est intéressante. Ce dernier pense que l’enseignement ( que ce soit dans le secondaire, à l’université… ) est le reflet d’une conception étroite de la littérature qui considère l’œuvre littéraire comme un objet auto-suffisant, sans rapport avec le monde, fait de jeux formels dont les règles internes prévalent. En classe, on étudie des situations d’énonciation, des genres, des registres, des figures de style, des points de vue, les fonctions de Greimas, les fonctions du langage de Jakobson, bref des concepts forgés par l’analyse littéraire mais pas les œuvres. Le pire est que cela conduit à un désintérêt pour la littérature, ce que la désaffection pour les filières littéraires semble confirmer.

On confond donc le but et le moyen, les outils avec l’objet : « À l’école, on n’apprend pas de quoi parle les œuvres mais de quoi parlent les critiques » (page 19) ; « […] les études littéraires ont pour but premier de nous faire connaître les outils dont elles se servent » (page 18).

Mais, la majeure partie du livre de Todorov n’est pas constituée de ce constat qui tiendrait en une dizaine de pages. Il ne crie pas non plus haro sur le structuralisme ( comment le pourrait-il ? ) qui pourrait facilement être désigné comme le coupable des dérives susmentionnées. Il montre comment on en est arrivé à cette situation. Et alors qu’on pouvait penser que le structuralisme endosserait le rôle du coupable idéal, Todorov montre comment la naissance de l’esthétique moderne à contribué à façonner la notion de Beau, d’Art, et donc d’œuvre auto-suffisante, coupé du monde. De Platon à la théorie de l’art pour l’art, il explique comment l’enseignement et la critique en sont venus à privilégier l’œuvre et ses jeux formels comme un objet clos et non comme « un discours sur le monde » (page 31), ce qu’elle est avant tout.

Je ne peux résumer toutes ces pages ( 37 à 68 ), mais elles valent d’être lues, et on ne pourra ainsi pas accuser le structuralisme de tous les maux.

Enfin Todorov montre pourquoi la littérature est en péril. Selon lui, elle est prise dans un « corset étouffant », « fait de jeux formel, complaintes nihilistes et nombrilisme solipsiste » (page 85).

Pourtant, le structuralisme a beaucoup apporté. Il faut se souvenir de ce qu’était la critique littéraire auparavant. Pensez à la philologie. Relisez Contre Sainte-Beuve. Mais Todorov prévient en s’opposant à tout manichéisme : « on n’est pas obligé de choisir entre le retour à la vieille école du village, où tous les enfants portent la blouse grise, et le modernisme à tous crins ; on peut garder les beaux projets du passé sans avoir à conspuer tout ce qui trouve sa source dans le monde contemporain » ( page 24 ).

Au reste, le structuralisme a-t-il été autre chose qu’une tentative de déchiffrer le monde, de lui donner du sens ? Ne serait-il pas paradoxal que l’on fasse le procès de ce qui n’a jamais été autre chose qu’« un discours sur le monde » ? Cherchant à définir l’homme structural, Roland Barthes le désignait ainsi, Homo significans, percevant « le frisson d’une machine immense qui est l’humanité en train de procéder inlassablement à une création du sens » (” L’activité structuraliste ” in Essais critiques, pp. 218-219). Et parlant de la littérature, Barthes écrivait « qu’elle est à la fois intelligible et interrogeante, parlante et silencieuse, engagée dans le monde par le chemin du sens qu’elle refait avec lui, mais dégagée des sens contingents que le monde élabore » ( c’est moi qui souligne ).


Catégories
Humeur Littérature Lu

Sauvegarde qui peut

Il y a peu, Pierre Assouline regrettait sur son blog le contenu fort rétrograde de l’émission de Finkielkraut sur France Culture dans laquelle était invité Jean-Claude Carrière. On s’étonnera peut-être que l’on s’étonne du contenu des émissions de Finkielkraut. Au reste, je ne saurais dire ce que je pense de ce dernier dont les propos à forte teneur réactionnaire me semblent souvent choquants (sur France Inter à propos de Roman Polanski), mais j’en parlerai peut-être un jour, si je n’ai rien d’autre à faire.
Bref.
Pierre Assouline déplorait que nombre d’idées reçues sur l’informatique, sur son écrasante domination et sa menace sur le livre aient été une fois de plus répétées à l’envi. Or il se trouve que je lis actuellement une série d’entretiens entre Umberto Eco et Jean-Claude Carrière (N’espérez pas vous débarrasser des livres). J’ai la conviction (il faudrait vérifier, écouter l’émission de France Culture) que la présence d’Umberto Eco a servi de garde-fou aux débordements disons réactionnaires de Carrière. Ce dernier ne cache pas ou mal sa défiance pour l’informatique. Umberto Eco étant un utilisateur de longue date d’ordinateurs (dès les années 80), il s’est intéressé à la programmation (à l’époque, le basic, entre autres), il ne rechigne pas non plus à exploser quelques envahisseurs extraterrestres pour se divertir, etc. Il ne voit donc pas dans l’informatique une menace. En revanche, il croit en la supériorité du livre sur l’ordinateur, mais il ne pense pas que l’informatique tuera le livre. La préface est déjà un avertissement (celle de Jean-Philippe de Tonnac menant les entretiens), qui reprend en la démentant la citation hugolienne, laquelle expliquait comment l’intelligence humaine avait quitté l’architecture (la cathédrale) pour l’imprimerie (« Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice »). Cependant, les cathédrales existent toujours. Il en sera de même pour le livre. L’e-book ne tuera pas le livre. Ils coexisteront. De toute façon, l’e-book n’entre pas en concurrence avec le livre. Il en est une déclinaison, une évolution qui ne remplace par l’objet originel dans lequel Umberto Eco voit la perfection. Selon lui, on ne peut pas faire mieux, on ne peut pas inventer mieux (comme la roue, la cuillère…). Mon propos n’étant pas de prouver la supériorité du livre sur l’ordinateur, je n’insiste pas (j’aime trop les deux), mais lisez N’espérez pas vous débarrasser des livres. C’est passionnant (Carrière dit des choses très justes sur l’informatique, notamment les nouvelles techniques, page 47).
Poursuivons.
Pierre Assouline se rit des invités de Finkielkraut qui s’inquiètent « du caractère précaire de la conservation des données » en informatique. À dire vrai, j’imagine que l’émission a dû être éprouvante à écouter (Finkielkraut pareil à lui-même, Carrière qui se lâche, etc.), mais ils ne doivent pas avoir tout à fait tort. Dans N’espérez pas vous débarrasser des livres, Umberto Eco évoque à juste titre ce problème à plusieurs reprises. Lorsqu’il explique, page 82, qu’il n’a jamais retrouvé une première version du Pendule de Foucault enregistré sur une disquette en 1984 ou 1985, on frémit. Ces données sont extrêmement précaires et pas seulement parce qu’on peut les égarer, mais parce qu’elles sont gravées sur des supports en permanente évolution et obsolescence (de la bande magnétique à la clef USB en passant par les disquettes de différents formats, les CD-ROM, les DVD-ROM, les disques durs IDE et SATA puis SSD…). Dans le livre d’entretien, ils omettent un autre problème qui me paraît particulièrement inquiétant, celui du format choisi. La plupart du temps, nous confions nos précieuses données (et la mémoire de l’humanité tout entière) à un éditeur de logiciel que beaucoup ne se donnent même pas la peine de payer. Très souvent, il s’agit de Microsoft (Word, Works…). Avez-vous pourtant idée du nombre de logiciels de traitement de texte existant ? Vous êtes-vous déjà demandé ce qui arriverait si le logiciel que vous avez l’habitude d’utiliser cessait d’exister ? Ce n’est pas impossible. Pensez à AppleWorks. Pensez à… Word qui pourrait disparaître ou dont le format de fichier a changé (de .doc à .docx). C’est pourquoi il serait sain de s’en remettre à un format ouvert, celui d’OpenOffice (.odt).
De tout cela, j’en conclus qu’un vieux « chnoque » comme Jean-Claude Carrière a des choses fort intéressantes à dire et à nous apprendre, même si elles me semblent provenir d’un esprit qui ne comprend pas bien (et encore !) son époque. Et puis, c’est la première fois que je lis avec tant d’intérêt un auteur avec lequel je pourrais être en total désaccord sur certains points, tant il est vrai que la méfiance envers internet m’horripile (pensez à Jacques Séguéla et à je ne sais plus qui).
En tout cas, je retourne à ma lecture inachevée, et télécharge l’émission de France Culture.