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Différencier l’enseignement : deux exemples

Le péril éducatif

L’enseignement que je prodigue essaie autant que faire se peut de s’éloigner d’une transmission qui s’appliquerait aveuglément et indifféremment à tous. Je désire plus que tout prendre le contre-pied d’un enseignement (et ce n’est vraiment pas toujours facile) qui ferait fi des besoins spécifiques de chaque élève.

C’est que, comme le disait Ken Robinson dans Creative schools (chapitre 9 Bring it all back home, empl. 3026) :

One of the perils of standardized education is the idea that one size fits all.

C’est d’ailleurs cette idée qui prévaut quand je propose des dictées différenciées comme en témoigne mon précédent article Cette année la dictée en cache trois. Force est de constater que donner la même dictée à 26 élèves différents, de nationalités différentes, d’âges différents, de niveau différents, de motivations différentes n’a aucun sens. ‍♂️

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Fort de ce point de vue, j’avais commencé par enregistrer mes dictées au format mp3 pour que les élèves les fassent à leur rythme. Mais cette année, chaque dictée est désormais déclinée en trois niveaux pour que les élèves les fassent en fonction de leurs capacités.

Mais qu’en est-il de l’enseignement de la grammaire ? Comment différencier ?

Tout commence par un Kahoot

Tout commence par un simple test, mais pas n’importe quel test. Un Kahoot. Cette très simple application en ligne a la capacité d’électrifier une classe. Et ce n’est pas la moindre merveille de voir tous les élèves se lever, tablette à la main pour répondre aux questions du quiz, bataillant pour trouver la bonne réponse. Quoi qu’on pense de la chose, les faits sont là : on voit des élèves se passionner pour… un test de grammaire ! 😮 Il n’entre pas dans mon sujet d’expliquer plus avant ce qu’est un Kahoot (ou tout autre forme de quiz en ligne, comme Nearpod ou Plickers). Il suffira d’avoir à l’esprit qu’on fait participer tous les élèves. Pas un seul timide ne conserve sa réponse pour lui-même au fond de la classe puisqu’il n’a ni à mettre à l’épreuve sa capacité à parler en public ni à affronter le regard des autres.

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C’est donc un premier point primordial (si j’ose dire) : tous les élèves contribuent activement et ce dans une atmosphère de joie peu commune.

Tout cela est parfait, mais encore ?

Exploiter les données

Ce qui m’importe, ce sont alors les résultats que j’obtiens dans une feuille de calcul. En effet, quand le test est terminé, l’application génère une page sur laquelle on va trouver toutes sortes d’informations.

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Ainsi, j’obtiens un classement (ce qui n’est pas la chose la plus pertinente), mais surtout je vois quel élève a réussi quoi. Par exemple, tout en haut du Google Sheets, apparaît tel élève qui a tout réussi sauf la conjugaison du futur simple. Tel autre a besoin de revoir diverses règles de grammaire et d’orthographe : la nature, la fonction, le pluriel, etc.

Demander le menu !

Je vais donc éplucher cette feuille de calcul afin d’établir un programme spécifique à chaque élève. Pour chacun d’entre eux, je liste les points à revoir. Je prépare un certain nombre de ressources en fonction desdits points. Dans l’exemple ci-dessous, l’élève doit mettre des groupes nominaux au pluriel puis des phrases. À chaque étape de l’exercice, il doit réexpliquer la règle ou du moins formuler ce qu’il a compris, tandis que des élèves qui n’ont aucun souci avec le pluriel s’attèleront à d’autres tâches.

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Bien sûr, du fait qu’on utilise des Google Forms pour faire les exercices, je récupère à nouveau les résultats dans une feuille de calcul. Et l’on sait que la notation (si l’on veut noter) peut même être automatisée en ajoutant à Chrome un add-on comme Doctopus.

Créer du lien

À cela, j’ajoute un document que je donne à l’élève et dont la fonction est double. Il sert de menu indiquant ce que l’élève doit faire. Mais ce document sert également à établir un contact entre l’élève et l’enseignant. Ce document doit permettre à l’élève de dire : « J’ai pu faire ceci, mais pas cela et je vous explique pourquoi » (et naturellement l’enseignant peut répondre en insérant des commentaires). Enfin, au bas de ce document apparaît une date qui fixe le jour de la prochaine évaluation.

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Pour conclure

Tout cela demande un temps important de préparation. C’est pour cette raison qu’il est fondamental de constituer des banques d’exercices, ce que l’on peut faire entre collègues (par exemple, partager un dossier commun dans lequel on peut mettre les préparations de chacun).

Cela demande aussi beaucoup de temps aux élèves de reprendre là où ils ont des difficultés, de formuler les règles, d’être réévalués, etc. Mais on peut prendre le parti de la lenteur et devenir adepte du slow movement. On a alors non plus des objectifs de rentabilité (réaliser un programme, mettre des notes) mais de qualité (donner à l’élève la possibilité de revenir en arrière, de recommencer jusqu’à ce que l’évaluation soit satisfaisante).

Ken Robinson, dans l’ouvrage mentionné au début de cet article, montre comment la Révolution industrielle a engendré une conception de l’éducation fondée sur la notion de rentabilité. Il développe ensuite une analogie intéressante entre agriculture et éducation. De même qu’on oppose agriculture intensive et agriculture biologique, Ken Robinson oppose une éducation naturelle, biologique à une éducation intensive, industrielle :

education is not an industrial process at all; it is an organic one.

(op. cit., empl. 771)

Et il ajoute plus loin :

As in farming, the emphasis in industrial education has been, and increasingly is, on outputs and yield: improving test results, dominating league tables, raising the number of graduates.

[…]

Education is really improved only when we understand that it too is a living system and that people thrive in certain conditions and not in others.

(op. cit., empl. 810)

Bien des choses sont nécessaires pour que les élèves réussissent (to thrive évoque à la fois la réussite, le développement, la croissance), mais je suis persuadé que le temps et un programme adapté – en l’occurrence en orthographe et en grammaire pour mes collégiens – sont des facteurs essentiels de l’épanouissement scolaire.

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Cette année, la dictée en cache trois !

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Désormais, la dictée se décline en trois exemplaires : un texte difficile (niveau expert), le même texte mais simplifié (niveau intermédiaire) et le texte très simple, très court expurgé de toute difficulté (niveau apprenti).

Ainsi, on différencie.

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Comme d’habitude, les élèves font leur dictée avec leurs écouteurs et leur iPad, à leur rythme, à leur niveau et en prenant soin de vérifier leurs erreurs dans le dictionnaire ou le Bescherelle en ligne. Ils peuvent m’appeler. Ils peuvent demander de l’aide à leur voisin. Ils peuvent passer d’un niveau à l’autre.

Enfin, selon la vision d’André Antibi, les élèves se constituent un vivier de dictées pour lesquelles ils peuvent être évalués. Nulle surprise, nul piège, nulle angoisse. Et si on veut valoriser les élèves qui prennent la dictée la plus dure, on peut mettre un coefficient.

Ça et la pratique de la rédaction régulière (sous toutes ses formes), c’est la voie de la maîtrise de l’écrit.

À ce propos, un élève est venu me voir hier, me disant qu’il n’avait pas compris sa note. Je la lui ai expliquée, tableau Excel à l’appui, où il avait « péché ». Il a compris. Je lui ai proposé de refaire la rédaction et de changer la note. Problem solved. 😃

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Éducation Pédagogie

Une correction des rédactions inspirée par Ken Robinson

L’enseignant corrige des rédactions, des dissertations, etc. et émet un certain nombre de remarques, fait des commentaires, etc. Ceux-ci sont très importants et j’ai montré comment une copie numérique peut apporter un feed-back riche. Mais si on habituait non seulement les élèves à recevoir une critique mais aussi à avoir à regard critique ? Voici comment et pourquoi.

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Les artistes sont habitués à la critique

À la Boston Arts Academy, les élèves ont un programme basé sur l’étude de l’art :

« […] because artists are accustomed to receiving criticism and responding to that criticism quickly, the school is also creating students far better prepared for what will be asked of them once they leave school.

[…]

Our kids are willing to take risks, imagine, work hard, work collaboratively. They take critique, which is a really important part of an arts-based education. » (Creative school, Sir Ken Robinson, Empl. 2729/2736, 66%)

On conçoit ainsi que la critique soit bénéfique. Voici donc une proposition d’application très simple en cours de français.

Comment ?

L’idée est de faire écrire aux élèves une critique (comme celle d’un critique d’art) de la rédaction d’un autre élève (comme si cette rédaction était la publication d’une œuvre).

La critique doit donc :

  • Présenter l’œuvre (qui l’a écrite, quand, quels autres ouvrages ont précédé, etc.)
  • Résumer l’œuvre
  • Faire la critique : dire le bien comme le mal
  • Conclure

J’imagine bien ce travail s’appliquer, au lycée, à un sujet d’imagination. On fait alors comme si le texte réalisé était celui d’un écrivain.

Le texte qui a fait l’objet d’une critique doit permettre à son auteur de reprendre un certain nombre de points (à corriger tout de suite ou pour le prochain devoir). C’est une correction par les pairs (encore qu’il n’est pas nécessaire qu’elle se substitue à celle de l’enseignant). C’est un travail pour le rédacteur comme pour le correcteur/élève. C’est un travail collectif impliquant l’enseignant et au moins deux élèves. Tout cela doit permettre d’enrichir le texte produit tout en invitant son auteur à accepter le regard d’autrui.

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Littérature Technologie

Ralentir travaux fête ses 10 ans 🎂

Cette année, Ralentir travaux a dix ans. Un peu plus d’ailleurs, mais j’ai pris l’habitude de fixer l’anniversaire de ce site web à la date d’achat du nom de domaine et de l’hébergement.

Quelques chiffres

Quelques chiffres pour commencer et surtout pour vous remercier. De 2007 à aujourd’hui, vous avez été 15 millions à vous rendre sur Ralentir travaux. Soyez 15 millions de fois remerciés (c’est une image, hein ! 😃). 15 millions, c’est une estimation parce que je n’ai commencé à utiliser Google Analytics que vers 2009, mais je ne dois pas être loin de la réalité. En tout cas, si j’en crois Google Analytics toujours, Ralentir travaux a été visité (presque) partout dans le monde.

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Un peu d’histoire

On m’a souvent demandé pourquoi j’avais choisi ce titre : Ralentir travaux ? C’est en effet un titre qui évoque davantage la signalisation routière que la poésie. Et pourtant, c’est le titre d’un ouvrage surréaliste écrit par André Breton, Paul Éluard et René Char. J’aimais ces mots qui évoquent le nécessaire ralentissement (en particulier sur ce qu’on avait alors coutume d’appeler les autoroutes de l’information), mais aussi le travail en cours (le fameux work in progress) et évidemment l’écriture à plusieurs. Ce dernier point n’a pu se faire et pendant toutes ces années, Ralentir travaux n’aura eu qu’un seul auteur. Cela devrait changer, mais n’anticipons pas.

À l’origine, Ralentir travaux s’adressait spécifiquement à mes élèves puis son public s’est élargi progressivement. C’était un tout petit site au départ sur lequel je plaçais les cours qui avaient été réalisés en classe. Ce n’était parfois pas bien brillant ni original, mais c’est ce qui avait été réalisé avec les élèves. Il y avait aussi un cahier de textes qui tout d’abord tenait du journal de bord. Par la suite, j’ai voulu rendre les cours plus complets, plus attrayants en les illustrant, en ajoutant un peu d’interaction. Bref, au fur et à mesure, Ralentir travaux s’est enrichi d’un contenu qui dépassait le cadre du travail produit en classe.

L’enseignant apprenant

Réaliser Ralentir travaux a été pour moi un travail particulièrement enrichissant. Pour mettre en ligne certains contenus, il a fallu lire beaucoup, se documenter, se renseigner, demander, résumer, simplifier, rédiger, et partager. Ce dernier point a été l’occasion d’apprendre comment diffuser mon travail et j’ai ainsi découvert le HTML, le CSS, l’ePub, le Markdown, etc. En somme quand je repense à ces dix ans, j’ai le sentiment d’être resté un élève apprenant perpétuellement et ayant des univers entiers à découvrir.

Ces dix années ont été passionnantes. Cependant, nul doute que l’année qui a vu la publication de mon premier manuel fait avec iBooks Author a été une étape importante de mon travail. Toutefois, l’année où j’ai reçu votre soutien pour renouveler mon matériel et produire un énième manuel et passer à une licence libre représente certainement le souvenir qui m’arrache encore quelques larmes.

Tout ce travail m’a amené souvent très loin de mon bureau : Montréal, Londres, Genève, San Francisco… Mais cette bonne claque géographique à ceux qui font une fixette sur le temps d’écran ne vaudrait rien sans toutes ces personnes fascinantes que j’ai eu la chance de rencontrer. Je pense à Ghislain, François (x2), Anne, Evelyne, Véronique, Nicolas, Jacky, Marie, Christophe, Mireille, Julien et tant d’autres que je ne peux nommer sans établir une liste excessivement longue. Votre apport a été inestimable.

Mais dix ans, c’est long. Or mesurer l’évolution de Ralentir travaux durant ces dix (longues) années n’est pas vraiment facile. Pour cette raison, j’aimerais beaucoup avoir votre avis là-dessus : que représente pour vous Ralentir travaux ? Vous a-t-il aidé à un moment ou un autre ? Quelle image en avez-vous ?

Quel avenir ?

Honnêtement, je n’en sais rien. Je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer à mon site. Depuis que je suis à Londres, j’ai encore moins de temps. Mais cela ne veut pas dire que je n’ai pas de projets.

J’ai bien pensé à transformer Ralentir travaux en un wiki accessible à tous. Ce serait la libération ultime de ce site. Ce serait le vôtre. Qu’en dites-vous ?

Cette année, j’ai des lycéens. Ralentir travaux pourrait-il s’ouvrir désormais au lycée ? À voir…

Mais surtout, l’idée de travailler avec vous notamment avec l’objectif de créer un nouveau manuel scolaire libre au format standard ePub est probablement ce qui me tient le plus à cœur.

J’ai aussi très envie de continuer à parler de pédagogie. C’est ce que je voulais faire en ouvrant ce blog Un Centaure à l’école en écrivant ce type d’article. Cela émane en fait de formations que j’ai réalisées et que je réécris pour les publier. C’est assez long à faire, mais, comme à l’accoutumée, passionnant.

Enfin, pour terminer, je ne saurais mettre un terme à cet article sans remercier les deux (seuls) journalistes qui ont jamais apporté un soutien à Ralentir travaux. Je pense à Sandrine Chesnel et Luc Cédelle que je remercie chaleureusement.

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Technologie

Workflow

Workflow est une application extraordinaire dont j’ai parlé à deux reprises (sur mon blog et sur YouTube). Malheureusement, la prise en main de cette application peut s’avérer quelque peu complexe. J’achoppe moi-même régulièrement sur telle ou telle difficulté et, comme toute le monde, dans ces conditions, Google est mon ami.

Avec le temps, j’ai compilé quelques articles, quelques vidéos ou émissions audio qui pourront vous être utiles. Plus tard, lorsque j’en aurai le temps, je présenterai quelques exemples de workflows que j’ai créés.

En attendant, voici les ressources que j’ai débusquées afin de mieux comprendre le fonctionnement de Workflow. Beaucoup d’entre elles proviennent de MacStories (en suivant ce lien, vous trouverez tout : Workflow – Search Results – MacStories).

Je précise que la plupart de ce que vous trouverez ci-dessous est en anglais. Quelques-uns, très rares, sont en français. Je les ai signalés d’un petit 🇫🇷 ou 🇬🇧.

Un dernier mot. Ne manquez pas d’aller faire un tour sur Twitter. Vous trouverez plein de choses :

Articles sur Workflow

Workflow sur YouTube

7 émissions audio sur Workflow

Téléchargez des Workflow

Quelques Workflows que j’aime


Dans le domaine de l’automatisation sur iOS, il existe une autre application célèbre : Launch Center Pro. Les différents articles qui suivent peuvent vous aider à mieux comprendre le fonctionnement de Workflow.

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Launch Center Pro

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Éducation Technologie

Ralentir travaux, bientôt 10 ans !

Je viens de terminer un cours sur l’accord du participe passé. Vous n’avez pas idée du temps que j’ai passé à construire ce cours ! 😃 Mais je crois que ça en vaut la peine.

Ce cours illustre la façon dont je vois les choses, et l’orientation que devrait prendre Ralentir travaux.

Je conçois depuis fort longtemps déjà qu’un site web doit être accessible et présenter une approche dynamique de la notion à appréhender. C’est ici en quelque sorte une pédagogie active qui est à l’honneur. L’apprenant (qui n’est pas forcément un élève) ne doit pas être un simple lecteur (ou alors il peut se contenter de prendre un simple manuel de grammaire sur papier), mais doit être mis à partie. Il faut le faire travailler.

C’est pourquoi cette page web présente un cours progressif faisant, par des exercices interactifs, découvrir la notion à comprendre. On trouvera alors

  • Du texte
  • Des fichiers audio
  • Une correction (qu’un peu de JavaScript dévoile en temps voulu)
  • Des vidéos
  • Des images (illustration, gif animé, carte mentale)
  • Des exercices interactifs

L’ensemble a été réalisé avec Coda (HTML 5, CSS, JavaScript) envoyé sur mon serveur avec Transmit (à ce propos Workflow fait le tout automatiquement : redimensionner et téléverser l’image). Mais auparavant, tout a été écrit en Markdown puis exporté en HTML avec Ulysses.

Les fichiers audio ont été créés avec GarageBand, les vidéos avec Adobe Spark Video (beaucoup d’images ont été faites avec Keynote et animées avec iMovie), la carte mentale avec MindNode, le gif animé avec GIFToaster. Les exercices ont été faits avec HotPotatoes.

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Humeur

La tentation du hobbit

Un trou de Hobbit
Un trou de Hobbit

On connaît bien la première phrase du Hobbit de Tolkien :

Dans un trou vivait un hobbit.
Ce dernier y vit confortablement, jouissant d’un confort que les turpitudes du monde extérieur ne viennent pas perturber. Puis un jour Gandalf arrive. Et l’aventure avec lui.

Dans Le Seigneur des anneaux, il en va de même. Frodon, un hobbit toujours, va devoir quitter sa comté et aller au devant du danger. Il s’agit encore de quitter son confort, mais contrairement au volume précédent, il ne s’agit pas de partir à la recherche d’un trésor, mais de détruire celui-ci. C’est une quête inversée. C’est l’envers de L’Île au trésor. On ne veut pas du trésor, du précieux. On veut s’en débarrasser.

J’ai toujours perçu – même confusément dans ma jeunesse – qu’il y avait là quelque allégorie, quelque sens secret, assez évident. Mais je lui donne aujourd’hui un sens nouveau assez proche de la parabole des talents.

Le talent est une pièce de monnaie. Elle n’est certes pas en or (encore qu’à lire le Dictionnaire historique de la langue française, les choses ne soient pas si simples), mais le discours biblique nous invite à faire fructifier cet avoir (de cette parabole nous vient d’ailleurs le mot “talent”, le don, la disposition, l’aptitude). On peut le faire fructifier de multiples façons.

Selon saint Jean Chrysostome, il faut par ce mot de talent « entendre tout ce par quoi chacun peut contribuer à l’avantage de son frère, soit en le soutenant de son autorité, soit en l’aidant de son argent, soit en l’assistant de ses conseils par un échange fructueux de parole, soit en lui rendant tous les autres services qu’on est capable de lui rendre. » (Wikipédia)
“par un échange fructueux de parole”…

N’est-ce pas là ce qui caractérise les réseaux sociaux ? Des échanges fructueux de parole ? Le social se traduisant par du logos. Ou plutôt devrais-je écrire “ce qui devrait caractériser” les réseaux sociaux ? Mais on sait bien que ce n’est pas le cas. On ne peut pas s’y exprimer sans s’attirer les sarcasmes d’un illettré. On a vu des enseignants appeler au viol et au meurtre. Le racisme et l’intolérance s’y affichent avec délectation. Marine Le Pen a un million d’abonnés.

Bien souvent, je me dis : “Mais que fais-je là ?”

En ce cas, je prends mon “talent” qui, en toute modestie, n’est qu’un bienveillant babillage. Je le jette dans le Mordor, cet endroit plein de trolls, et je retourne dans mon trou.

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Humeur Littérature

Lettre ouverte aux éditeurs

Le lecteur (Honoré Daumier)
Le lecteur (Honoré Daumier)

Déception

Chers éditeurs,

Comment vous dire ma déception ? Comment à la fois vous parler de ma passion pour le livre et vous donner à comprendre combien celui-ci n’est pas un objet figé dans le temps ? Ou que l’ultime stade de son évolution (en l’occurrence, numérique) ne mérite pas votre mépris ?

Essayons.

Récemment, une de mes filles m’a dit : « Je n’aime pas trop la liseuse ; je préfère un vrai livre ». Mais qu’est-ce qu’un vrai livre ? Autrefois volumen, devenu codex, transformé en livre de poche, aujourd’hui électronique, l’une de ses formes – si l’on veut bien reléguer nos habitudes qui lui transfèrent notre préférence – peut-elle prétendre définir à l’exclusivité de toute autre ce qu’est un livre ?

En ce qui est name concerne, longtemps, j’ai lu sur papier. Longtemps, ma passion pour le numérique s’est bornée aux livres papier. Je n’avais pas alors perçu tout ce qui faisait la richesse du livre numérique.

Mais à présent que je le comprends, je ne cesse de lire sur ma tablette, sur mon téléphone ou mieux ma liseuse. Je suis devenu un lecteur avide et je n’aime rien tant qu’indiquer la progression de ma lecture sur Goodreads et voir ce que lisent mes amis.

Enfance de Nathalie Sarraute
Enfance de Nathalie Sarraute

Malheureusement, chers éditeurs, cette ardeur est vite tempérée par le catalogue exsangue que vous proposez. Lire Si c’est un homme ? Pas possible. Lire Les Mots ? Non plus. Lire Ellis Island ? Vous n’y pensez pas. Lire Enfance ? Lire Journal extime ou Black boy ? N’y pensons pas non plus. Ni Lévi, ni Perrec, ni Sartre, ni Sarraute, ni Tournier, ni Wright n’ont vraisemblablement mérité que des éditeurs se livrent à leur première mission, celle de diffuser l’œuvre des écrivains, celle d’être un peu le héraut de ces artistes. Mais, après tout, vous avez bien manqué le rendez-vous avec Proust, Gracq ou Artaud. Alors on n’est pas très étonné de ces lacunes à votre catalogue (que donc, par définition, vous possédez déjà). Vous êtes capables de rater deux fois le même rendez-vous.

Alors, on cherche ailleurs. Mais j’y reviendrai…

Si d’aventure on trouve l’ouvrage désiré, que se passe-t-il ? Prenons un exemple. Je viens d’acheter L’Âge d’homme de Michel Leiris. L’ouvrage est publié par Gallimard. C’est un ePub flambant neuf. Cet ouvrage de 1939 a bénéficié d’une « édition électronique » le 25 janvier 2016. Qu’est-ce que ça donne ?

L'Âge d'homme, Folio (Gallimard)
L'Âge d'homme, Folio (Gallimard)

L’ouvrage, du moins la première partie, est truffé d’erreurs. On trouve les traditionnels guillemets ou points d’exclamation qui se retrouvent tout seuls au début d’une ligne. Je ne vous ferai pas la leçon sur les différentes espaces que vous devriez utiliser. On trouve des signes de ponctuation qui n’ont rien à faire là où ils se trouvent. Un point ici, un signe de parenthèse là. Et on comprend que le scanne du livre papier n’a pas dû faire l’objet d’une relecture attentive. Par conséquent, le lecteur achoppe sur des bouts de phrases qui ne veulent rien dire : « clans de telles conditions », « aucun danger de ment », « on petit dire »…

L'Âge d'homme, Folio (Gallimard)
L'Âge d'homme, Folio (Gallimard)

Dans L’Enfant de Jules Vallès, il y a certes moins d’erreurs (il y en a cependant un nombre important), mais parfois il manque carrément un mot.

L'Enfant de Jules Vallès
L'Enfant de Jules Vallès

Ce qui est bien avec Amazon, c’est qu’on peut signaler les erreurs. Du coup, j’en ai signalé près d’une vingtaine. Non, non, ne me remerciez pas. Évidemment, ces erreurs se retrouvent chez le concurrent. Chez Apple par exemple. Cela me laisse perplexe d’ailleurs. Sachant à quel point ils sont excessivement vétilleux et zélés chez la pomme, je subodore que certains éditeurs bénéficient de passe-droits ou du moins d’une certaine clémence. En ce qui me concerne, Apple a retiré de son store un de mes bouquins pour des erreurs qui n’existaient pas. Vous allez en prendre plein la tronche quand ils vont s’en apercevoir…

Signaler des erreurs sur une Kindle
Signaler des erreurs sur une Kindle

Ah ! mais non ! Suis-je bête ! Vous en fichez comme de l’an 40 ! La preuve ! Ces deux erreurs sont dans cette édition depuis des années et des années et elles n’ont jamais été corrigées !

L'Île au trésor, Livre de Poche (Hachette)
L'Île au trésor, Livre de Poche (Hachette)

L’ePub, ce mal aimé des éditeurs

En fait, ces éditions électroniques que vous confiez à je ne sais trop qui, elles vous indiffèrent un peu ! Assez cruellement, vous allez jusqu’à prétendre qu’il n’y a aucun intérêt à s’intéresser au marché du livre numérique.

En lisant cet article de Numerama, on découvre que ce livre numérique serait même moribond. Bien sûr le pure player de Guillaume Champeau n’y est pour rien. Son article, dont voici l’en-tête, propose un intéressant état des lieux :

L’ebook va mourir ! Mais si, vous l’avez lu un peu partout dans la presse il y a quelques semaines. Les études le prouvent : le marché du livre numérique serait au point mort quand le livre papier reviendrait en force. Pour certains, l’affaire est pliée, le bon vieux bouquin a gagné et la technologie a perdu. Enfin ça, c’est ce que certains aimeraient croire. Sans doute un peu parce que ça les arrange.
Parce que ça les arrange. C’est exactement ça.

Parce que si le livre numérique se meurt, c’est quasi in utero. Vous avez pris si peu le temps de le mettre au monde. On peut le comprendre ! Vous êtes tellement contents de ce marché à 4 milliards d’euros. C’est le plus gros en France devant le cinéma ou le jeu vidéo. Vous êtes plein aux as. Vous arrivez à faire croire aux gens que le vrai livre s’incarne dans cette reliure de feuillets apparue grosso modo à la Renaissance (bon, d’accord, exit le cuir et le vélin et place au papier recyclé sur lequel l’encre s’efface). Pourquoi investir dans un nouveau modèle ? Pourquoi dépenser de l’argent alors que vous en gagnez tant avec un business model déjà bien établi ?

Oh ! J’y pense ! On vous l’a déjà dit, mais n’ayons pas peur de le répéter : vous allez mourir. Exactement comme ce qui s’est passé avec la musique. D’abord, il y aura le piratage. Oh ne prenez pas cet air exaspéré ! Le moyen de faire autrement ? Vous croyez que je l’ai lu comment, Enfance de Nathalie Sarraute ? Sincèrement, je préfère acheter mes livres mais quand ils n’existent pas… Et pareil pour Journal extime de Michel Tournier. D’ailleurs, j’étais prêt à l’acheter en papier. Après trois passages vains chez mon libraire (pas préféré), je suis allé le chercher ailleurs…

Le piratage n’est que la première étape. La seconde est un remplacement. Comme pour les disquaires ou les plateformes n’ayant pas su évoluer, de nouveaux acteurs débarquent sur le marché avec leurs longues dents qui rayent le plancher. Les Spotify ou les Deezer pour la musique. Et pour l’édition ? Eh bien cherchez qui jettera la première pelletée de terre sur le mausolée que vous vous êtes confectionnés.

Pour ma part, j’ai choisi l’autoédition. Je publie les versions numériques de mon dernier livre chez Apple, Amazon, Kobo… Et j’ai même une version papier avec Createspace. Mais je ne suis pas là pour vous parler de mon expérience d’auteur. Je suis là en tant que lecteur. Et je suis un lecteur déçu, c’est-à-dire au sens étymologique trompé. Je me suis bien fait avoir. Je ne vous remercie pas.

Je n’achève pas avec une quelconque formule de politesse. Je sais que vous ne me lirez pas et si vous le faisiez, vous accueilleriez ma prose avec un rictus de condescendance. Après tout, vous êtes capable de tout, y compris de publier cela dans une version numérique…

L'Univers expliqué à mes petits-enfants, Édition du Seuil
L'Univers expliqué à mes petits-enfants, Édition du Seuil

P.-S. Si vous pouviez quand même corriger les fautes d’orthographe et les fautes de frappe des éditions que j’ai achetées, cela me ferait infiniment plaisir.

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Éducation Informatique

Une écriture collaborative de bout en bout

Raconter avec InkleWriter

Vous avez sûrement entendu parler d’InkleWriter, ce site web permettant de rédiger des histoires interactives un peu sur le modèle des histoires dont vous êtes le héros, popularisées dans les années 80. Concrètement, vous écrivez un paragraphe ou une partie qui aboutit à un double choix, une alternative narrative laissée au bon vouloir du lecteur qui orientera l’histoire dans un sens ou dans un autre.

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Pour parvenir à cela, j’ai demandé à mes élèves de raconter une histoire qui en contenait plusieurs, chaque paragraphe devant bifurquer sur deux choix possibles. L’idée était d’écrire un texte fantastique qui pouvait, selon les errements narratifs, devenir simplement surnaturel et non purement fantastique, avec cette hésitation caractéristique du « genre ».

Méthode

Une carte mentale

Carte mentale

Pour rédiger un texte aussi long et aussi complexe, les élèves ont d’abord créé un plan en s’aidant d’une carte mentale. Certes, InkleWriter en génère une, mais si elle est bien pratique en ceci qu’elle permet d’embrasser en un seul coup d’œil l’architecture d’un texte aux trames narratives multiples et enchevêtrées, elle ne permet pas de le modifier aisément. Or, pour éviter de se perdre et d’avoir des corrections et des modifications à n’en plus finir, il est souhaitable d’avoir un plan et donc de savoir où l’on va.

Carte mentale

Enfin avoir un plan permet de répartir les rôles et de savoir qui fera quoi puisque une telle rédaction ne saurait être l’œuvre d’un seul élève.

Un traitement de texte collaboratif

L’étape suivante est la rédaction. Pour que celle-ci soit véritablement collaborative, nous avons opté pour Framapad. Ainsi chaque élève peut travailler sur son ordinateur mais aussi poursuivre le travail chez lui quand les autres ne sont plus là.

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De plus, la coloration des lignes me permet de mesurer le degré d’investissement des uns et des autres. Enfin, la possibilité de remonter l’état du brouillon dans le temps permet de voir la progression du travail mais aussi de retrouver aisément ce dernier quand un petit plaisantin est venu se livrer à quelque vandalisme.

L’application InkleWriter

Une fois le texte et ses multiples ramifications rédigées, les élèves peuvent simplement copier et coller les différentes parties, chacune assortie de deux liens permettant, au choix du lecteur, d’orienter l’histoire dans un sens ou dans l’autre. Ainsi, le lecteur est vraiment partie prenante.

Voici quelques exemples qui restent à corriger :

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Umberto Eco et le livre indépassable

La mort d’Umberto Eco me plonge dans une insondable tristesse. Cet auteur et son Lector in fabula m’accompagnent depuis près de 30 ans et j’aurais voulu le remercier ne serait-ce que pour son œuvre romanesque.

Je voulais donc écrire un hommage à l’un de mes écrivains préférés, et finalement je ne produirai que cette petite réflexion sur le livre numérique basée sur ces mots d’Umberto Eco.

Vous affirmez : « Le livre a fait ses preuves. On ne peut rien inventer de mieux. » Mais au fond, qu’est-ce qu’un livre ? Un objet ? Des pages à lire ? Un support ? Un texte ? Le livre, c’est une série de pages de texte et/ou d’images réunies ensemble par quelque truc technique qui rend possible le feuilletage. Voilà la structure du livre. Que les pages soient en parchemin ou papier de bois comme aujourd’hui, cela n’a pas d’importance. Et si les pages sont numériques et se feuillettent sur un écran ? Nous restons dans la structure du livre. L’e-book, sur lequel le feuilletage est possible, a beau se présenter comme une nouveauté, il cherche à imiter le livre. Dans une certaine mesure seulement, puisque, sur un point au moins, il ne peut l’égaler : le livre de papier est autonome, alors que l’e-book est un outil dépendant, ne serait-ce que de l’électricité. Robinson Crusoé sur son île aurait eu de quoi lire pendant trente ans avec une bible de Gutenberg. Si elle avait été numérisée dans un e-book, il en aurait profité pendant les trois heures d’autonomie de sa batterie. Vous pouvez jeter un livre du cinquième étage, vous le retrouverez plus ou moins complet en bas. Si vous jetez un e-book, il sera à coup sûr détruit. Nous pouvons encore aujourd’hui lire des livres vieux de cinq cents ans. En revanche, nous n’avons aucune preuve scientifique que le livre électronique puisse durer au-delà de trois ou quatre ans. En tout cas, il est raisonnable de douter, compte tenu de la nature de ses matériaux, qu’il conserve la même intensité magnétique pendant cinq cents ans. Le livre, c’est une invention aussi indépassable que la roue, le marteau ou la cuiller.

Le livre, un objet indépassable ?

Cet extrait de Télérama présente le livre (papier) tel qu’il existe aujourd’hui comme un objet indépassable.

Autant je peux comprendre qu’un tel objet présente une perfection qu’un demi-millénaire (prenons pour date de départ l’apparition des incunables) n’a cessé de peaufiner, autant j’ai un peu de mal à considérer que le livre est désormais un objet figé dans le temps qui ne saurait être dépassé. Si le livre a quitté son berceau (jeu de mots inside), il n’est pas encore mort au point qu’on puisse faire sa nécrologie et dater son âge d’or. Cela d’autant plus que le livre numérique est encore bien jeune pour se prononcer sur sa durée de vie ni même affirmer qu’il ait atteint un degré de maturité tel qu’il puisse rivaliser avec ses illustres prédécesseurs. Surtout qu’Eco le présente face aux inventions qui sont le fondement de la civilisation comme la roue ou… la cuiller (orthographe non rectifiée), symbole d’un raffinement parvenu à son degré ultime de raffinement, un raffinement que nul numérique ne parviendra à augmenter.

Je trouve aussi que l’évocation de Robinson Crusoé ou de la chute du 5e étage sont des arguments un peu spécieux. Je peux comprendre que n’avoir pas à brancher un livre et donc ne pas être dépendant de l’électricité est un atout pour le bon vieux livre sur papier. En revanche, on ne peut pas prétendre se retrouver dans la même situation que Robinson Crusoé (homme du passé) et se trouver dans une situation embarrassante liée aux aléas du monde moderne sans un minimum de mauvaise foi : échouer sur une île comme notre Robinson ne peut arriver qu’à un commerçant du XVIIIe siècle. D’ailleurs le vrai Robinson a demandé lui-même à être débarqué… Gageons qu’aujourd’hui les seuls Robinson sont des volontaires et qu’ils partiront avec une batterie solaire. En fait, l’argument d’Eco m’évoque une institutrice que j’avais eue au CM1. Elle avait regardé avec mépris ma montre à cristaux liquides et déclaré que s’il y avait une guerre nucléaire, on ne saurait plus lire l’heure. Je crois que c’est la première fois que j’ai éprouvé du mépris pour la parole d’un enseignant. L’argument du “si vous étiez ou s’il arrivait” est devenu pour moi l’exemple même de la faiblesse argumentative. Car il faut reconnaître que la guerre n’est jamais arrivée et que Ravage est resté un roman et que j’ai toujours de l’électricité tout le temps, partout où je vais (il est vrai que je n’ai pas grand-chose du baroudeur qui de toute façon ne s’encombre pas de lourds volumes dans son sac à dos).

Quant aux autres arguments avancés par l’auteur du Pendule de Foucault, ils ne me semblent pas plus convaincants. Je ne suis pas trop sûr de comprendre ce qu’Eco entend par “intensité magnétique”. Pense-t-il à la longévité des supports comme les disquettes ou les disques durs ? L’homme le sait, il en a fait l’expérience : il importe de procéder à des sauvegardes régulières tenant compte de l’évolution des supports.

Qu’adviendra-t-il du livre électronique dans quelques années ? Pas grand-chose : existant la plupart du temps au format texte – un format incassable, incorruptible, incontournable – il perdurera encore longtemps. Il n’y aura qu’à l’adapter aux évolutions du marché, des supports, des formats…

“Pourquoi voudriez-vous que le livre disparaisse face au texte numérique ?”

De toute façon, comme Eco le dit lui-même dans N’espérez pas vous débarrasser des livres, “Ceci ne tuera pas cela” et le livre numérique ne tuera pas le livre papier. Le XXIe siècle, ce n’est pas l’un ou l’autre. C’est les deux.

D’ailleurs Umberto Eco ne dit pas autre chose :

[…] le livre de Gutenberg est encore là. Et je peux sans me tromper affirmer qu’il me survivra… et à vous aussi. L’e-book peut éliminer certains genres de livres ou de documents : les quarante volumes d’encyclopédie qui nécessitaient une pièce de plus dans les appartements, c’est sûrement terminé… Il fera disparaître les scolioses de nos enfants qui traînent sur leur dos des kilos de manuels scolaires. Ils auront Molière, la grammaire, sur leur ordinateur portable. Mais rien n’éliminera l’amour du livre en soi. La photographie a changé l’inspiration des peintres, mais elle n’a pas tué la peinture, ni la télévision le cinéma. Pourquoi voudriez-vous que le livre disparaisse face au texte numérique ? Les gens aiment bien se faire peur aujourd’hui en imaginant des catastrophes radicales. Ils ont envie d’un peu de scandale !

Mais on peut se demander si le livre numérique est encore un livre. Google (encore et toujours lui) l’expérimente en publiant des livres unprintable.

De plus, toute innovation s’accompagne d’une reproduction du modèle ancien, raison pour laquelle on retrouve la métaphore de la page que l’on peut aisément faire disparaître et qu’Apple (qui a pourtant breveté la chose) n’a pas manqué de s’en débarrasser dans ses ouvrages faits avec iBooks Author.

Enfin, je trouve que la parenté du livre numérique avec son illustre prédécesseur peut être remise en question. Le livre subit des métamorphoses que l’on a encore de la peine à mesurer. Il en est une qui me fascine. Quand je lis un livre sur ma Kindle, j’ai accès en permanence à plusieurs dictionnaires, à l’encyclopédie Wikipédia et même à une traduction qui est une véritable application dans l’application. En somme, le livre numérique n’est plus un livre. C’est une petite bibliothèque en lui-même et rien que ça me fait dire que l’objet indépassable est sinon dépassé du moins considérablement enrichi. Mais si vous voulez en savoir davantage sur ce qu’est la lecture de nos jours, j’ai écrit tout un article sur le sujet.

Reste qu’on ne saurait demander à un vieillard de tomber en pâmoison devant toutes les merveilles du monde moderne. C’est la raison pour laquelle Umberto Eco pouvait affirmer ce genre de choses :

Mais après tout, il en allait de même avec Michel Tournier ou Claude Lévi-strauss. Tous deux tenaient parfois des propos qui montraient leur peu de goût pour ce monde qu’ils allaient quitter. Et puis pour finir, je rappellerai ce mot qu’Umberto Eco aimait à rappeler lui-même : “Même Homère somnole parfois” et on ne peut pas en vouloir au grand homme (lequel a bien peu somnolé) qui vient de décéder et qui donne une fois de plus raison à Jean-Paul Sartre :

« Dieu sait si les cimetières sont paisibles : il n’en est pas de plus riant qu’une bibliothèque. »

Reqiescat in pace, Umberto. Tes livres m’accompagneront longtemps, qu’ils soient sur papier ou sur ma liseuse.