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Prendre conseil d'un fou

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Panurge, le compagnon de Pantagruel, se demande s’il doit se marier. Il le voudrait bien, mais il a peur d’être cocu. Il consulte donc diverses personnes qui toutes lui répondent la même chose : s’il se marie, il sera cocu, battu et volé. Panurge ne peut les croire, si bien que Pantagruel lui propose de prendre l’avis d’un fou. À cet effet, il lui raconte comment Joan le fou a résolu un problème épineux entre un rôtisseur et un portefaix.

Fou (Wikipédia)
Le fou facilement identifiable à
son capuchon orné de grelots,
à ses couleurs (jaune, rouge et vert)
ainsi qu’à sa marotte.

Comment Pantagruel persuade Panurge de prendre conseil d'un fou

Chapitre XXXVII

« À Paris, à la rôtisserie du Petit Châtelet, à la devanture de la boutique d'un rôtisseur, un portefaix (1) mangeait son pain à la fumée du rôt et le trouvait, ainsi parfumé, grandement savoureux. Le rôtisseur le laissait faire. Enfin, quand tout le pain fut avalé, le rôtisseur saisit le portefaix au collet, et voulait qu'il lui payât la fumée de son rôt. Le portefaix disait n'avoir en rien endommagé ses victuailles, n’avoir rien pris qui lui appartienne, ne lui être en rien débiteur. La fumée dont il était question s’échappait au dehors, et que d’une façon ou d’une autre elle se perdait. On n'avait jamais entendu dire que, dans Paris, on eût vendu de la fumée de rôt dans la rue. Le rôtisseur répliquait qu’il n'était pas tenu de nourrir les portefaix de la fumée de son rôt, et jurait que, dans le cas où il ne le payât pas, il lui ôterait ses crochets (2).
Le portefaix tire son gourdin, et se mettait en défense. L'altercation prit de l’importance. Le badaud peuple de Paris accourut de toutes parts à la dispute. Là se trouva à propos Sire Joan le fou, citoyen de Paris. L'ayant aperçu, le rôtisseur demanda au portefaix : « Veux-tu, à propos de notre différend, croire ce noble Sire Joan ? - Oui palsambleu », répondit le portefaix.
Alors Sire Joan, après avoir entendu leur désaccord, demanda au portefaix qu'il lui tirât de son baudrier quelque pièce d'argent. Le portefaix lui mit dans la main un tournois-de-Philippe (3). Sire Joan le prit, et le mit sur son épaule gauche, comme pour vérifier s'il faisait le poids ; puis le faisait sonner sur la paume de sa main gauche, comme pour entendre s'il était de bon aloi (4) ; puis le posa sur la prunelle de son œil droit, comme pour voir s'il était bien frappé. Tout cela fut fait dans le grand silence de tout le peuple badaud, dans l’attente ferme du rôtisseur, et au désespoir du portefaix. Enfin il le fit sonner sur le comptoir à plusieurs reprises. Puis, avec une majesté présidentielle, tenant sa marotte (5) au poing, comme si ce fut un sceptre, et ajustant sur sa tête son chaperon de martres de singe (6) à oreilles de papier fraisé à points d'orgue, toussant préalablement deux ou trois bonnes fois, il dit à haute voix :
« La Cour vous dit que le portefaix qui a mangé son pain à la fumée du rôt a payé civilement le rôtisseur au son de son argent. Ladite Cour ordonne que chacun se retire en sa chacunière, sans dépens, et pour cause (7). »
Cette sentence du fou parisien a semblé si équitable, voire admirable aux docteurs susdits qu'ils doutent, au cas où la matière eût été discutée au Parlement dudit lieu ou à la Rotta de Rome (8), voire tranchée par les Aréopagites (9), que la sentence eût été mieux prononcée par eux. Voyez donc si vous voulez prendre conseil d'un fou. »

Le Tiers livre


Notes :

1 - Un portefaix : un porteur (supportant un faix, c’est-à-dire une charge quelle qu’elle soit).
2 - Ses crochets servant à porter les fardeaux sur le dos.
3 - Un tournois-de-Philippe : monnaie à l’effigie du roi Philippe V.
4 - De bon aloi : d’un bon alliage, de bonne qualité.
5 - Sa marotte : sceptre surmonté d’une tête coiffée d’un capuchon bigarré et garni de grelots.
6 - Son chaperon de martres de singe : le chaperon est-il fait de fausse fourrure de martre ? Est-il fait de singe ?
7 - Sans dépens, et pour cause : formule juridique marquant la conclusion d’une sentence.
8 - La Rotta de Rome : cour de justice composée de douze prélats.
9 - Les Aréopagites : membres de l’aréopage, tribunal qui siégeait sur la colline à Athènes.

Questions

Une altercation

1. Où le portefaix mange-t-il son pain ?

2. Que lui réclame le rôtisseur ? Pour quelle raison ?

3. Quelles raisons le portefaix donne-t-il pour justifier son refus ?

4. Qui, du portefaix ou du rôtisseur, vous semble avoir raison ?

La folie à la rescousse

5. Qu’est-ce qu’un « différend » ? Avec quel mot ne faut-il pas le confondre ? Quel synonyme trouve-t-on dans le paragraphe suivant ?

6. Qui intervient pour mettre d’accord les deux adversaires ?

7. Quel mot, répété à plusieurs reprises dans le quatrième paragraphe, montre que ce personnage fait semblant, joue un rôle ?

8. Quelle décision prend-il ? À qui donne-t-il raison, au portefaix ou au rôtisseur ?

9. Faites des recherches, et dites quel juge célèbre de l’Ancien Testament prononce un jugement juste dans une situation difficile ?

10. Qui, au XVIe siècle, possède un fou ? Pourquoi ?

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