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Séance 7 Hymne à la Beauté

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Hymne à la beauté
Source

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
Ô Beauté ? ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.

Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore ;
Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques (1),
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

L'éphémère (2) ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
L'amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l'air d'un moribond (3) caressant son tombeau.

Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton souris (4), ton pied, m'ouvrent la porte
D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu ?

De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,
Qu'importe, si tu rends, — fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! —
L'univers moins hideux et les instants moins lourds ?

Notes :

1 - Petit bijou fantaisie (synonyme de « babiole »).
2 - Insecte qui ressemble à une petite libellule dont la larve aquatique vit plus d’un an et l’adulte un seul jour (d’où son nom).
3 - Qui est sur le point de mourir.
4 - Forme archaïque du mot « sourire » permettant d'économiser une syllabe. On le retrouve dans plusieurs poèmes de Baudelaire (« Le Masque », « La Cloche fêlée », « L’Horloge »).


Analyse linéaire

Introduction

Le mot « hymne » désigne dans l’Antiquité un chant ou un poème en l’honneur d’un dieu ou d’un héros. Les auteurs chrétiens reprennent le mot pour désigner un chant à la louange de Dieu. À partir de 1537, le mot prend avec Marot le sens de « chant, poème célébrant une personne ou une chose » (d’où, plus tard, le sens de « chant solennel en l’honneur de la patrie » ➝ hymne national).

Baudelaire écrit un hymne à la beauté qui est évidemment ici personnifiée et à laquelle il s’adresse et qu’il interroge. Ce poème prend place dans la section Spleen et Idéal dans laquelle figure tout un cycle de poèmes qui permettent à Baudelaire de définir sa conception de la beauté comme dans « La Beauté » (XVII) qui s’exprime dans une prosopopée (« Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre » (1)) et engendre une fascination semblable à celle qu’exerce « un sphinx incompris ».

Dans tous les cas, ces poèmes consacrés à la beauté affirment l’alliance (inquiétante) du beau et du monstrueux et nous montrerons donc en quoi ce dialogue avec la beauté personnifiée exprime une esthétique du bizarre.

Analyse linéaire

Le poème s’ouvre sur une question s’adressant à la Beauté (avec une majuscule, ce qui lui confère une dignité et une importance). Cette question interroge l’origine de la Beauté dans un vers qui place à la césure et à la rime des termes antinomiques (« ciel profond » et « abîme »). D’emblée, la nature ambiguë de la Beauté est indiquée. Et l’objet de sa vénération est soulignée par l’usage de l’interjection « ô » et évidemment du rejet.
La personnification de la Beauté en fait une figure féminine (« ton regard ») dont la dualité (« infernal » et « divin ») fait écho aux antonymes du vers suivant : « bienfait » et « crime ». Le long adverbe « confusément » dit combien les deux sont inextricablement mêlés et indissociables.
L'aboutissement de cette longue phrase multipliant les enjambements établit un rapprochement avec le vin (qui rime avec « divin ») et donc l’ivresse, thème éminemment important chez Baudelaire et auquel une section tout entière est consacrée.

La seconde strophe poursuit le portrait de la femme incarnant la Beauté (voir champ lexical du corps, de la féminité : « œil », « parfums », « baisers ») et multiplie les métaphores (« le couchant et l’aurore », « Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore ») et la comparaison (« comme un soir orageux ») pour affirmer derechef que la Beauté réunit des qualités contraires (« couchant et aurore ») et sème la confusion (2) (déjà énoncée au vers 3) en rendant « le héros lâche et l'enfant courageux » (notez le parallélisme et l’antithèse). Cette dualité est rendu encore plus sensible par le balancement des alexandrins construit sur l’équilibre 6/6 :

Tu contiens dans ton œil // le couchant et l'aurore ;
Tu répands des parfums // comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre // et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâ // che et l'enfant courageux.

La troisième strophe reprend l’interrogation avec les mêmes procédés (alternative exprimée par le truchement d’antithèses (« sors » / « descends », « gouffre noir » / « astres ») et de la régularité toute classique de l’alexandrin. Elle poursuit ce dialogue dans lequel la seule voix du poète se fait entendre et qui réalise par là même le portrait féminin de la Beauté (« tes jupons »). Elle affirme son irresponsabilité (« au hasard », « ne réponds de rien ») et assujettit, après le héros, le Destin lui-même.

La strophe suivante file encore et toujours la métaphore féminine (« bijoux », « breloques », « ton ventre ») mais prend cette fois une tournure nettement plus inquiétante (« Tu marches sur des morts », « l’Horreur », « le Meurtre ») tout en montrant le caractère insolent de la Beauté (voir, par exemple, les paronymes « morts » et « moques » aux extrémités de chaque hémistiche au vers 13).

La cinquième strophe évoque également les images de mort (celle de l’éphèmère, mais aussi celle de l’amoureux — franchement masochiste — qui ressemble à « un moribond caressant son tombeau »). Cette acceptation de la mort (ce désir même de la mort) prépare la section La mort et celle qui est revendiquée dans le dernier poème des Fleurs du mal dans « Le Voyage ». Mais surtout cette cinquième strophe précède une conclusion amenée par les deux dernières.

L’avant-dernière strophe fait le constat que l’origine de la Beauté n’est pas là l’important (« Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe »). Elle le fait dans une double répétition (voir vers 21 que nous venons de citer et aussi dans les vers 25 et 26) qui affirme le caractère monstrueux de la Beauté par la triple épithète « énorme, effrayant, ingénu ».
Le premier adjectif est intéressant en ceci qu’il dit que la Beauté se définit par son absence de norme. Elle est étymologiquement hors (ex) des normes (norma), ce qui l’éloigne à coups sûr des préceptes classiques de régularité et d’une certaine conception du beau qui veut que celle-ci réside dans l'harmonie et la proportion des formes. On se rappellera que, selon Baudelaire, « le beau est toujours bizarre » (3) et surtout qu’il laisse entrapercevoir un idéal, celui « D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu ».
Ce faisant, Baudelaire reprend de Platon l’idée que le beau est la clef d’un infini à la fois entrevu et insaisissable, mais alors que chez Platon, le beau coïncide avec le bon (c’est que l’on appelle le fameux kallos kaghatos), la question de son origine ruine l’opposition entre le bien et le mal, le ciel et l’enfer parce que précisément la Beauté est au-delà de toute dimension morale. Son incarnation terrestre dispense à la fois le « bienfait » et le « crime » et prend la forme d’une femme fatale à la fois satanique et divine.

La dernière strophe dit tout cela, mais réaffirme en même temps que l'anaphorique « qu’importe »[^4], l’hypothèse (notez les propositions subordonnées hypothétiques aux vers 23 et 26) d’un soulagement rendant « L'univers moins hideux et les instants moins lourds ». Voyez comme la phrase interrogative renforce le caractère incertain de ce soulagement. Reste que la Beauté — toute synesthésique (« Rythme, parfum, lueur ») — rend le monde (au moins un instant. Celui de l’éphémère du vers 17 ?) moins laid, mais surtout supportable (au « je » que l’avant-dernière strophe avait introduit). Les « instants moins lourds » renvoient évidemment à la pesanteur spleenétique du temps si bien rendue dans des poèmes comme Spleen (LXXVI) :

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L'ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l'immortalité.
— Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux;

Conclusion

Ce poème définit une esthétique nouvelle non plus fondée sur le modèle parnassien reposant sur la perfection formelle, mais sur les critères du bizarre et du monstrueux. Faisant de la laideur du beau, du meurtre ou du vice des éléments poétiques, Baudelaire dissocie le beau, le bon et le bien.
Enfin, le poème expose un idéal non dépourvu d'ambiguïté qui mêle fascination, masochisme et sadisme. Ce faisant, elle permet d'échapper au spleen.

Notes :

1 - Vers à rapprocher du poème en prose « L’Étranger » : — La beauté ? — Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
2 - On est donc loin de cette affirmation toute classique : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes » au vers 7 du poème « La Beauté ».
3 - « Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C’est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal ! » (source)
4 - Que l’on trouve dans la conclusion du « Voyage » : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

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