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Le portrait de Gavroche

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"La liberté guidant le peuple" d'Eugène DelacroixHuit ou neuf ans environ après les événements racontés dans la deuxième partie de cette histoire, on remarquait sur le boulevard du Temple et dans les régions du Château-d'Eau un petit garçon de onze à douze ans qui eût assez correctement réalisé cet idéal du gamin ébauché plus haut (1), si, avec le rire de son âge sur les lèvres, il n'eût pas eu le cœur absolument sombre et vide. Cet enfant était bien affublé d'un pantalon d'homme, mais il ne le tenait pas de son père, et d'une camisole (2) de femme, mais il ne la tenait pas de sa mère. Des gens quelconques l'avaient habillé de chiffons par charité. Pourtant il avait un père et une mère. Mais son père ne songeait pas à lui et sa mère ne l'aimait point. C'était un de ces enfants dignes de pitié entre tous qui ont père et mère et qui sont orphelins.
Cet enfant ne se sentait jamais si bien que dans la rue. Le pavé lui était moins dur que le cœur de sa mère.
Ses parents l'avaient jeté dans la vie d'un coup de pied. Il avait tout bonnement pris sa volée.
C'était un garçon bruyant, blême, leste, éveillé, goguenard (3), à l'air vivace et maladif. Il allait, venait, chantait, jouait à la fayousse (4), grattait les ruisseaux, volait un peu, mais comme les chats et les passereaux, gaîment, riait quand on l'appelait galopin, se fâchait quand on l'appelait voyou. Il n'avait pas de gîte, pas de pain, pas de feu, pas d'amour ; mais il était joyeux parce qu'il était libre.
Quand ces pauvres êtres sont hommes, presque toujours la meule de l'ordre social les rencontre et les broie, mais tant qu'ils sont enfants, ils échappent, étant petits. Le moindre trou les sauve.
Pourtant, si abandonné que fût cet enfant, il arrivait parfois, tous les deux ou trois mois, qu'il disait : « Tiens, je vas voir maman ! » Alors il quittait le boulevard, le Cirque, la Porte Saint-Martin, descendait aux quais, passait les ponts, gagnait les faubourgs, atteignait la Salpêtrière, et arrivait où ? Précisément à ce double numéro 50-52 que le lecteur connaît, à la masure (5) Gorbeau.
[...]
Les plus misérables entre ceux qui habitaient la masure étaient une famille de quatre personnes, le père, la mère et deux filles déjà assez grandes, tous les quatre logés dans le même galetas (6), une de ces cellules dont nous avons déjà parlé.
Cette famille n'offrait au premier abord rien de très particulier que son extrême dénûment ; le père en louant la chambre avait dit s'appeler Jondrette. Quelque temps après son emménagement qui avait singulièrement ressemblé, pour emprunter l'expression mémorable de la principale locataire, à l'entrée de rien du tout, ce Jondrette avait dit à cette femme qui, comme sa devancière, était en même temps portière et balayait l'escalier : – Mère une telle, si quelqu'un venait par hasard demander un Polonais ou un Italien, ou peut-être un Espagnol, ce serait moi.
Cette famille était la famille du joyeux petit va-nu-pieds. Il y arrivait et il trouvait la pauvreté, la détresse, et, ce qui est plus triste, aucun sourire ; le froid dans l'âtre et le froid dans les cœurs. Quand il entrait, on lui demandait : – D'où viens-tu ? Il répondait : – De la rue. Quand il s'en allait, on lui demandait : – Où vas-tu ? Il répondait : – Dans la rue. Sa mère lui disait : Qu'est-ce que tu viens faire ici ?
Cet enfant vivait dans cette absence d'affection comme ces herbes pâles qui viennent dans les caves. Il ne souffrait pas d'être ainsi et n'en voulait à personne. Il ne savait pas au juste comment devaient être un père et une mère.
Du reste sa mère aimait ses soeurs.
Nous avons oublié de dire que sur le boulevard du Temple on nommait cet enfant le petit Gavroche. Pourquoi s'appelait-il Gavroche? Probablement parce que son père s'appelait Jondrette.
Casser le fil semble être l'instinct de certaines familles misérables.

Les Misérables (Troisième partie, livre premier, chapitre XIII) de Victor Hugo

Notes :

1 - Chapitre IX du même livre, Victor Hugo conclut : « Somme toute, et pour tout résumer d’un mot, le gamin est un être qui s’amuse, parce qu’il est malheureux ».
2 - Camisole : vêtement court à manches, porté sur la chemise.
3 - Goguenard : qui a l’air de se moquer.
4 - Fayousse : jeu consistant à introduire le maximum de pièces ou de cailloux dans un trou.
5 - Masure : petite habitation misérable.
6 - Galetas : petit logement sordide et misérable.

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