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Où est le possible ? Où est l’impossible ?

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Dans l’Italie du XVIIIe siècle, le jeune Alvare invoque le diable qui apparaît d’abord sous la forme d’un chameau hideux. Multipliant les métamorphoses, ce dernier prend enfin l’apparence d’une superbe femme, la ravissante Biondetta.
Après de nombreuses péripéties, Alvare finit par tomber sous le charme de cette créature. Un soir, les deux époux conversent.

« [...] Biondetta ne doit pas te suffire : ce n’est pas là mon nom : tu me l’avais donné : il me flattait ; je le portais avec plaisir : mais il faut que tu saches qui je suis... Je suis le diable, mon cher Alvare, je suis le diable... »
[...]
À ce nom fatal, quoique si tendrement prononcé, une frayeur mortelle me saisit ; l’étonnement, la stupeur accablent mon âme : je la croirais anéantie si la voix sourde du remords ne criait pas au fond de mon coeur. Cependant, la révolte de mes sens subsiste d’autant plus impérieusement (1) qu’elle ne peut être réprimée par la raison. Elle me livre sans défense à mon ennemi : il en abuse et me rend aisément sa conquête.
Il ne me donne pas le temps de revenir à moi, de réfléchir sur la faute dont il est beaucoup plus l’auteur que le complice. « Nos affaires sont arrangées, me dit-il, sans altérer (2) sensiblement ce ton de voix auquel il m’avait habitué. Tu es venu me chercher ; je t’ai suivi, servi, favorisé ; enfin, j’ai fait ce que tu as voulu. Je désirais ta possession, et il fallait, pour que j’y parvinsse, que tu me fisses un libre abandon de toi-même.[...] Désormais notre lien, Alvare, est indissoluble (3), mais pour cimenter notre société, il est important de nous mieux connaître. Comme je te sais déjà presque par coeur, pour rendre nos avantages réciproques (4), je dois me montrer à toi tel que je suis. »
On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue (5) singulière : un coup de sifflet très aigu part à côté de moi. A l’instant, l’obscurité qui m’environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s’est toute chargée de gros limaçons : leurs cornes, qu’ils font mouvoir vivement en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique (6), dont l’éclat et l’effet redoublent par l’agitation et l’allongement.
Presque ébloui par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi ; au lieu d’une figure ravissante, que vois-je ? Ô ciel ! c’est l’effroyable tête de chameau. Elle articule d’une voix de tonnerre ce ténébreux Che vuoi (7) qui m’avait tant épouvanté dans la grotte, part d’un éclat de rire humain plus effrayant encore, tire une langue démesurée...
Je me précipite : je me cache sous le lit, les yeux fermés, la face contre terre. Je sentais battre mon coeur avec une force terrible : j’éprouvais un suffoquement comme si j’allais perdre la respiration. Je ne puis évaluer le temps que je comptais avoir passé dans cette inexprimable situation, quand je me sentis tirer par le bras ; mon épouvante s’accroît : force néanmoins d’ouvrir les yeux, une lumière frappante les aveugle.
Ce n’était point celle des escargots, il n’y en avait plus sur les corniches ; mais le soleil me donnait d’aplomb sur le visage. On me tire encore par le bras : on redouble ; je reconnais Marcos (8).
« Eh ! seigneur cavalier, me dit-il, à quelle heure comptez-vous donc partir ? Si vous voulez arriver à Maravillas aujourd’hui, vous n’avez pas de temps à perdre, il est près de midi. »
Je ne répondais pas : il m’examine : « Comment ! vous êtes resté tout habillé sur votre lit : vous y avez donc passé quatorze heures sans vous éveiller ? Il fallait que vous eussiez un grand besoin de repos. Madame votre épouse s’en est doutée : c’est, sans doute, dans la crainte de vous gêner qu’elle a été passer la nuit avec une de mes tantes ; mais elle a été plus diligente que vous ; par ses ordres, dès le matin, tout a été mis en état dans votre voiture, et vous pouvez y monter. Quant à madame, vous ne la trouverez pas ici. Nous lui avons donné une bonne mule ; elle a voulu profiter de la fraîcheur du matin ; elle vous précède, et doit vous attendre dans le premier village que vous rencontrerez sur votre route. »
Marcos sort. Machinalement je me frotte les yeux, et passe les mains sur ma tête pour y trouver ce filet dont mes cheveux devaient être enveloppés (9)... Elle est nue, en désordre, ma cadenette (10) est comme elle était la veille : la rosette (11) y tient. Dormirais-je ? me dis-je alors. Ai-je dormi ? serais-je assez heureux pour que tout n’eût été qu’un songe ?

Le Diable amoureux de Jacques Cazotte (1776)

Notes :

1 - impérieusement : irrésistiblement
2 - altérer : changer
3 - indissoluble : qui ne peut être dissous, délié
4 - réciproques : semblables, égaux
5 - harangue : discours
6 - phosphorique : qui devient lumineux dans l’obscurité
7 - Che vuoi : “Que veux-tu ?” en italien.
8 - Marcos est l’hôte d’Alvare et Biondetta.
9 - Biondetta lui avait procuré ce filet qu’Alvare avait utilisé pour arranger ses longs cheveux.
10 - Cadenette : longue mèche de cheveux portée sur le côté.
11 - Rosette : noeud formé d’une ou deux boucles.


Lecture analytique de l’extrait du Diable amoureux

Le diable fait une apparition sous sa véritable forme, celle d’un chameau. Cette apparition provoque l’effroi d’Alvare. De nombreux termes expriment cet effroi : le GN « une frayeur mortelle », la proposition « l’étonnement, la stupeur accablent mon âme », les adjectifs qualificatifs « anéantie », « effroyable », « effrayant », le verbe au plus-que-parfait « avait […] épouvanté », le GN « mon épouvante » et « battre mon coeur avec une force terrible ».
On trouve des moyens autres que lexicaux pour exprimer la peur. En effet, les phrases exclamatives («Ô ciel ! »), les phrases interrogatives («que vois-je ? ») expriment un bouleversement des sens, la confusion qui s’empare d’Alvare. On remarquera l’utilisation du présent de l’indicatif parmi les temps du passé (imparfait, plus-que-parfait…). C’est un présent de narration. Ce présent est utilisé pour donner l’impression que les événements se déroulent ici et maintenant ; il crée un effet de réel, de dramatisation : « Je me précipite : je me cache sous le lit ».

Le texte se poursuit par une ellipse («Je ne puis évaluer le temps que je comptais avoir passé dans cette inexprimable situation »). Le personnage est ensuite tiré par le bras. Ce n’est pas le diable, mais Marcos qui vient le réveiller. Dès lors, Alvare est en proie à un sentiment d’incertitude : « Dormirais-je ? me dis-je alors. Ai-je dormi ? serais-je assez heureux pour que tout n’eût été qu’un songe ? » L’incertitude est exprimée par l’utilisation des phrases interrogatives, mais aussi par l’utilisation du conditionnel présent et du plus-que-parfait du subjonctif.
Ainsi le personnage ne sait plus ce qui est réel, ce qui est irréel. Il ne sait plus si le diable est réellement apparu ou bien si tout cela n’était que cauchemar. Notez bien que le texte n’apporte aucune réponse à ces interrogations. Cette hésitation est la caractéristique principale du fantastique : soit le personnage a rêvé (hypothèse rationnelle) soit le diable est réellement apparu (hypothèse irrationnelle).

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