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Séance 5 Le portrait de Gwynplaine

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L'homme qui rit

L'action se déroule en Angleterre, à la fin du XVIIe siècle. Enfant, Gwynplaine a été enlevé par des voleurs qui l'ont atrocement défiguré pour en faire un monstre de foire : ses joues ont été incisées de la bouche aux oreilles, de façon à donner l'illusion d'un sourire permanent. Devenu adulte, il se produit dans une troupe de comédiens. Nous sommes à la moitié du roman, la deuxième partie commence : après les actions, c'est le moment de décrire Gwynplaine.

La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une bouche s’ouvrant jusqu’aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez informe fait pour l’oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu’on ne pouvait regarder sans rire. Nous venons de le dire, la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons. Mais était-ce la nature?
Ne l’avait-on pas aidée ?
Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une protubérance camuse avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela ayant pour résultante le rire, il est certain que la nature ne produit pas toute seule de tels chefs-d’œuvre. Seulement, le rire est-il synonyme de la joie ?
Si, en présence de ce bateleur — car c’était un bateleur —, on laissait se dissiper la première impression de gaîté, et si l’on observait cet homme avec attention, on y reconnaissait la trace de l’art. [...] Selon toute apparence, d’industrieux manieurs d’enfants avaient travaillé cette figure. Il semblait évident qu’une science mystérieuse, probablement occulte, qui était à la chirurgie ce que l’alchimie est à la chimie, avait ciselé cette chair, à coup sûr dans le très bas âge, et créé, avec préméditation, ce visage. Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux ligatures, avait fendu la bouche, débridé les lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles, décloisonné les cartilages, désordonné les sourcils et les joues, élargi le muscle zygomatique, estompé les coutures et les cicatrices, ramené la peau sur les lésions, tout en maintenant la face à l’état béant, et de cette sculpture puissante et profonde était sorti ce masque, Gwynplaine.
On ne naît pas ainsi.
Quoi qu’il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi.
Gwynplaine était un don fait par la providence à la tristesse des hommes. Par quelle providence? Y a-t-il une providence Démon comme il y a une providence Dieu ? Nous posons la question sans la résoudre.
Gwynplaine était saltimbanque. Il se faisait voir en public. Pas d’effet comparable au sien. Il guérissait les hypocondries rien qu’en se montrant. Il était à éviter pour des gens en deuil, confus et forcés, s’ils l’apercevaient, de rire indécemment. [...] On voyait Gwynplaine, on se tenait les côtes; il parlait, on se roulait à terre. Il était le pôle opposé du chagrin. [...] Aussi était-il parvenu rapidement, dans les champs de foire et dans les carrefours, à une fort satisfaisante renommée d’homme horrible.
C’est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L’espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s’en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. [...] Toutes ses émotions, quelles qu’elles fussent, augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l’aggravaient. Un étonnement qu’il aurait eu, une souffrance qu’il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une pitié qu’il aurait éprouvée, n’eussent fait qu’accroître cette hilarité des muscles ; s’il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fit Gwynplaine, quoi qu’il voulût, quoi qu’il pensât, dès qu’il levait la tête, la foule, si la foule était là, avait devant les yeux cette apparition, l’éclat de rire foudroyant.
Qu’on se figure une tête de Méduse gaie.
Tout ce qu’on avait dans l’esprit était mis en déroute par cet inattendu, et il fallait rire.

Victor Hugo, L’homme qui rit (1869), II-1

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