RT Actu Blog Manuels Liens

Peau d'Âne

Vous êtes ici : > Textes > Romans, contes, nouvelles, etc. > Contes de Charles Perrault > Peau d'Âne (extrait 4)

Peau d’Âne donc prend sa farine
Qu’elle avait fait bluter (66) exprès
Pour rendre sa pâte plus fine,
Son sel, son beurre et ses œufs frais,
Et pour bien faire sa galette,
S’enferme seule en sa chambrette.

D’abord elle se décrassa
Les mains, les bras et le visage,
Et prit un corps d’argent (67) que vite elle laça
Pour dignement faire l’ouvrage
Qu’aussitôt elle commença.

On dit qu’en travaillant un peu trop à la hâte,
De son doigt par hasard il tomba dans la pâte
Un de ses anneaux de grand prix ;
Mais ceux qu’on tient savoir le fin de cette histoire
Assurent que par elle exprès il y fut mis ;
Et pour moi franchement je l’oserais bien croire,
Fort sûr que, quand le Prince à sa porte aborda
Et par le trou la regarda,
Elle s’en était aperçue :
Sur ce point la femme est si drue (68)
Et son œil va si promptement
Qu’on ne peut la voir un moment
Qu’elle ne sache qu’on l’a vue.
Je suis bien sûr encor et j’en ferais serment,
Qu’elle ne douta point que de son jeune Amant
La Bague ne fût bien reçue.

On ne pétrit jamais un si friand morceau,
Et le Prince trouva la galette si bonne
Qu’il ne s’en fallut rien que d’une faim gloutonne
Il n’avalât aussi l’anneau.
Quand il en vit l’émeraude admirable,
Et du jonc d’or le cercle étroit,
Qui marquait la forme du doigt,
Son cœur en fut touché d’une joie incroyable ;
Sous son chevet il le mit à l’instant,
Et son mal toujours augmentant,
Les Médecins sages d’expérience,
En le voyant maigrir de jour en jour,
Jugèrent tous, par leur grande science,
Qu’il était malade d’amour.

Comme l’Hymen, quelque mal qu’on en die,
Est un remède exquis pour cette maladie,
On conclut à le marier ;
Il s’en fit quelque temps prier,
Puis dit : « Je le veux bien, pourvu que l’on me donne
En mariage la personne
Pour qui cet anneau sera bon. »
À cette bizarre demande,
De la Reine et du Roi la surprise fut grande ;
Mais il était si mal qu’on n’osa dire non.

Voilà donc qu’on se met en quête
De celle que l’anneau, sans nul égard du sang,
Doit placer dans un si haut rang ;
Il n’en est point qui ne s’apprête
À venir présenter son doigt
Ni qui veuille céder son droit.

Le bruit ayant couru que pour prétendre au Prince,
Il faut avoir le doigt bien mince,
Tout Charlatan, pour être bienvenu,
Dit qu’il a le secret de le rendre menu ;
L’une, en suivant son bizarre caprice,
Comme une rave le ratisse (69) ;
L’autre en coupe un petit morceau ;
Une autre en le pressant croit qu’elle l’apetisse (70) ;
Et l’autre, avec de certaine eau,
Pour le rendre moins gros en fait tomber la peau ;
Il n’est enfin point de manœuvre
Qu’une Dame ne mette en œuvre,
Pour faire que son doigt cadre bien à l’anneau.

L’essai fut commencé par les jeunes Princesses,
Les Marquises et les Duchesses ;
Mais leurs doigts quoique délicats,
Étaient trop gros et n’entraient pas.
Les Comtesses, et les Baronnes,
Et toutes les nobles Personnes,
Comme elles tour à tour présentèrent leur main
Et la présentèrent en vain.

Ensuite vinrent les Grisettes (71)
Dont les jolis et menus (72) doigts,
Car il en est de très bien faites,
Semblèrent à l’anneau s’ajuster quelquefois.
Mais la Bague toujours trop petite ou trop ronde
D’un dédain presque égal rebutait tout le monde.

Il fallut en venir enfin
Aux Servantes, aux Cuisinières,
Aux Tortillons (73), aux Dindonnières (74),
En un mot à tout le fretin (75),
Dont les rouges et noires pattes,
Non moins que les mains délicates,
Espéraient un heureux destin.
Il s’y présenta mainte fille
Dont le doigt, gros et ramassé,
Dans la Bague du Prince eût aussi peu passé
Qu’un câble au travers d’une aiguille.

On crut enfin que c’était fait,
Car il ne restait en effet,
Que la pauvre Peau d’Âne au fond de la cuisine.
Mais comment croire, disait-on,
Qu’à régner le ciel la destine !
Le Prince dit : « Et pourquoi non ?
Qu’on la fasse venir. » Chacun se prit à rire,
Criant tout haut : « Que veut-on dire,
De faire entrer ici cette sale guenon ? »
Mais lorsqu’elle tira de dessous sa peau noire
Une petite main qui semblait de l’ivoire
Qu’un peu de pourpre a coloré,
Et que de la Bague fatale,
D’une justesse sans égale
Son petit doigt fut entouré,
La Cour fut dans une surprise
Qui ne peut pas être comprise.

On la menait au Roi dans ce transport subit (76) ;
Mais elle demanda qu’avant que de paraître
Devant son Seigneur et son Maître,
On lui donnât le temps de prendre un autre habit.
De cet habit, pour la vérité dire,
De tous côtés on s’apprêtait à rire ;
Mais lorsqu’elle arriva dans les Appartements (77),
Et qu’elle eut traversé les salles
Avec ses pompeux vêtements
Dont les riches beautés n’eurent jamais d’égales ;
Que ses aimables cheveux blonds
Mêlés de diamants dont la vive lumière
En faisait autant de rayons,
Que ses yeux bleus, grands, doux et longs,
Qui pleins d’une Majesté fière
Ne regardent jamais sans plaire et sans blesser,
Et que sa taille enfin si menue et si fine
Qu’avecque ses deux mains on eût pu l’embrasser,
Montrèrent leurs appas et leur grâce divine,
Des Dames de la Cour, et de leurs ornements
Tombèrent tous les agréments.

Lire la suite

Notes :

66 - Bluter : tamiser la farine.
67 - Un corps d’argent : un corsage (vêtement féminin).
68 - Drue : vive.
69 - Comme une rave le ratisse : comme un légume qu’on épluche.
70 - Apetisse : rendre petit.
71 - Grisettes : jeunes filles de condition modeste (non nobles).
72 - Menus : petits.
73 - Tortillons : petites servantes de village (coiffées en tortillon).
74 - Dindonnières : Gardiennes de dindons.
75 - Tout le fretin : personnes sans importance.
76 - Ce transport subit : cette joie soudaine.
77 - Les Appartements : les appartements du roi.

Partager