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Peau d'Âne

Vous êtes ici : > Textes > Romans, contes, nouvelles, etc. > Contes de Charles Perrault > Peau d'Âne (extrait 3)

Partout se répandit un triste et noir chagrin ;
Plus de Noces, plus de Festin,
Plus de Tarte, plus de Dragées ;
Les Dames de la Cour toutes découragées,
N’en dînèrent point la plupart ;
Mais du Curé surtout la tristesse fut grande,
Car il en déjeuna fort tard,
Et qui pis est n’eut point d’offrande (46).

L’Infante cependant poursuivait son chemin,
Le visage couvert d’une vilaine crasse ;
À tous Passants elle tendait la main,
Et tâchait pour servir (47) de trouver une place.
Mais les moins délicats et les plus malheureux
La voyant si maussade (48) et si pleine d’ordure,
Ne voulaient écouter ni retirer chez eux
Une si sale créature.

Elle alla donc bien loin, bien loin, encor plus loin ;
Enfin elle arriva dans une Métairie (49)
Où la Fermière avait besoin
D’une souillon, dont l’industrie (50)
Allât jusqu’à savoir bien laver des torchon
Et nettoyer l’auge aux Cochons.

On la mit dans un coin au fond de la cuisine
Où les Valets, insolente vermine,
Ne faisaient que la tirailler
La contredire et la railler (51) ;
Ils ne savaient quelle pièce lui faire (52),
La harcelant à tout propos ;
Elle était la butte ordinaire
De tous leurs quolibets (53) et de tous leurs bons mots.

Elle avait le Dimanche un peu plus de repos

Elle avait le Dimanche un peu plus de repos ;
Car, ayant du matin (54) fait sa petite affaire,
Elle entrait dans sa chambre en tenant son huis (55) clos,
Elle se décrassait, puis ouvrait sa cassette,
Mettait proprement sa toilette,
Rangeait dessus ses petits pots.
Devant son grand miroir, contente et satisfaite,
De la Lune tantôt la robe elle mettait,
Tantôt celle où le feu du Soleil éclatait,
Tantôt la belle robe bleue
Que tout l’azur des Cieux ne saurait égaler,
Avec ce chagrin seul que leur traînante queue
Sur le plancher trop court ne pouvait s’étaler.
Elle aimait à se voir jeune, vermeille et blanche
Et plus brave (56) cent fois que nulle autre n’était ;
Ce doux plaisir la sustentait (57)
Et la menait jusqu’à l’autre Dimanche.

J’oubliais à dire en passant
Qu’en cette grande Métairie
D’un Roi magnifique et puissant
Se faisait la Ménagerie (58),
Que là, Poules de Barbarie,
Râles, Pintades, Cormorans,
Oisons musqués, Canes Petières,
Et mille autres oiseaux de bizarres manières,
Entre eux presque tous différents,
Remplissaient à l’envi dix cours toutes entières.

Le Fils du Roi dans ce charmant séjour
Venait souvent au retour de la Chasse
Se reposer, boire à la glace
Avec les Seigneurs de sa Cour.
Tel ne fut point le beau Céphale :
Son air était Royal, sa mine martiale (59),
Propre à faire trembler les plus fiers bataillons.
Peau d’Âne de fort loin le vit avec tendresse,
Et reconnut par cette hardiesse (60)
Que sous sa crasse et ses haillons (61)
Elle gardait encor le cœur d’une Princesse.

« Qu’il a l’air grand, quoiqu’il l’ait négligé,
Qu’il est aimable, disait-elle,
Et que bienheureuse est la belle
À qui son cœur est engagé !
D’une robe de rien s’il m’avait honorée,
Je m’en trouverais plus parée
Que de toutes celles que j’ai. »

Un jour le jeune Prince errant à l’aventure
De basse-cour en basse-cour,
Passa dans une allée obscure
Où de Peau d’Âne était l’humble séjour.
Par hasard il mit l’œil au trou de la serrure.
Comme il était fête ce jour,
Elle avait pris une riche parure
Et ses superbes vêtements
Qui, tissus de fin or et de gros diamants,
Égalaient du Soleil la clarté la plus pure.
Le Prince au gré de son désir
La contemple et ne peut qu’à peine,
En la voyant, reprendre haleine,
Tant il est comblé de plaisir.
Quels que soient les habits, la beauté du visage,
Son beau tour, sa vive blancheur,
Ses traits fins, sa jeune fraîcheur
Le touchent cent fois davantage ;
Mais un certain air de grandeur,
Plus encore une sage et modeste pudeur,
Des beautés de son âme assuré témoignage,
S’emparèrent de tout son cœur.

Trois fois, dans la chaleur du feu qui le transporte,
Il voulut enfoncer la porte ;
Mais croyant voir une Divinité,
Trois fois par le respect son bras fut arrêté.

Dans le Palais, pensif il se retire,
Et là, nuit et jour il soupire ;
Il ne veut plus aller au Bal
Quoiqu’on soit dans le Carnaval.
Il hait la Chasse, il hait la Comédie,
Il n’a plus d’appétit, tout lui fait mal au cœur,
Et le fond de sa maladie
Est une triste et mortelle langueur (62).

Il s’enquit quelle était cette Nymphe (63) admirable
Qui demeurait dans une basse-cour,
Au fond d’une allée effroyable,
Où l’on ne voit goutte en plein jour.
« C’est, lui dit-on, Peau d’Âne, en rien Nymphe ni belle
Et que Peau d’Âne l’on appelle,
À cause de la Peau qu’elle met sur son cou ;
De l’Amour c’est le vrai remède,
La bête en un mot la plus laide,
Qu’on puisse voir après le Loup. »
On a beau dire, il ne saurait le croire ;
Les traits que l’amour a tracés
Toujours présents à sa mémoire
N’en seront jamais effacés.

Cependant la Reine sa Mère
Qui n’a que lui d’enfant pleure et se désespère ;
De déclarer son mal elle le presse en vain,
Il gémit, il pleure, il soupire,
Il ne dit rien, si ce n’est qu’il désire
Que Peau d’Âne lui fasse un gâteau de sa main ;
Et la Mère ne sait ce que son Fils veut dire.
« Ô Ciel ! Madame, lui dit-on,
Cette Peau d’Âne est une noire Taupe
Plus vilaine encore et plus gaupe (64)
Que le plus sale Marmiton (65).
— N’importe, dit la Reine, il le faut satisfaire
Et c’est à cela seul que nous devons songer. »
Il aurait eu de l’or, tant l’aimait cette Mère,
S’il en avait voulu manger.

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Notes :

46 - Offrande : terme religieux désignant le don d’un fidèle lors d’une messe.
47 - Servir : servir un maître comme une domestique, une servante.
48 - Maussade : sale.
49 - Métairie : domaine agricole dans lequel l’exploitant partage les fruits et récoltes avec le propriétaire.
50 - Industrie : adresse, habileté à faire quelque chose.
51 - Railler : se moquer.
52 - Ils ne savaient quelle pièce lui faire : ils ne savaient quel mauvais tour lui faire.
53 - Quolibets : moqueries, plaisanteries.
54 - Ayant du matin : ayant dès le matin.
55 - Huis : porte.
56 - Brave : belle, bien habillée.
57 - Sustentait : soutenait, donnait des forces.
58 - Ménagerie : lieux où sont rassemblés les animaux rares (ici, des oiseaux énumérés par la suite).
59 - Martiale : qui évoque l’armée, les habitudes militaires.
60 - Hardiesse : courage, audace.
61 - Haillons : vieux vêtements usés et déchirés.
62 - Langueur : abattement, dépérissement.
63 - Nymphe : jeune femme rappelant par sa beauté une déesse.
64 - Gaupe : femme sale.
65 - Marmiton : jeune aide-cuisinier.

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