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« Jeannot et Colin » (quatrième partie)

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Comme il était plongé dans l'accablement du désespoir, il vit avancer une chaise roulante à l'antique, espèce de tombereau (1) couvert, accompagné de rideaux de cuir, suivi de quatre charrettes énormes toutes chargées. Il y avait dans la chaise un jeune homme grossièrement vêtu ; c'était un visage rond et frais qui respirait la douceur et la gaieté. Sa petite femme brune et assez grossièrement agréable était cahotée à côté de lui. La voiture n'allait pas comme le char d'un petit-maître : le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abîmé dans sa douleur. « Eh ! mon Dieu ! s'écria-t-il, je crois que c'est là Jeannot. » A ce nom, le marquis lève les yeux, la voiture s'arrête : « C'est Jeannot lui-même, c'est Jeannot. » Le petit homme rebondi ne fait qu'un saut, et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin ; la honte et les pleurs couvrirent son visage. « Tu m'as abandonné, dit Colin ; mais tu as beau être grand seigneur, je t'aimerai toujours. » Jeannot, confus et attendri ; lui conta en sanglotant une partie de son histoire. « Viens dans l'hôtellerie (2) où je loge me conter le reste, lui dit Colin ; embrasse ma petite femme, et allons dîner ensemble. »

Ils vont tous trois à pied, suivis du bagage. « Qu'est-ce donc que tout cet attirail ? vous appartient-il ? - Oui, tout est à moi et à ma femme. Nous arrivons du pays ; je suis à la tête d'une bonne manufacture de fer étamé (3) et de cuivre. J'ai épousé la fille d'un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux petits ; nous travaillons beaucoup ; Dieu nous bénit ; nous n'avons point changé d'état ; nous sommes heureux, nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois plus marquis ; toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami. Tu reviendras avec moi au pays, je t'apprendrai le métier, il n'est pas bien difficile ; je te mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans le coin de terre où nous sommes nés. »

Jeannot, éperdu, se sentait partagé entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte ; et il se disait tout bas : « Tous mes amis du bel air m'ont trahi, et Colin, que j'ai méprisé, vient seul à mon secours. Quelle instruction ! » La bonté d'âme de Colin développa dans le cœur de Jeannot le germe du bon naturel, que le monde n'avait pas encore étouffé. Il sentit qu'il ne pouvait abandonner son père et sa mère. « Nous aurons soin de ta mère, dit Colin ; et quant à ton bonhomme de père, qui est en prison, j'entends un peu les affaires ; ses créanciers, voyant qu'il n'a plus rien, s'accommoderont pour peu de chose ; je me charge de tout. » Colin fit tant qu'il tira le père de prison. Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur première profession. Il épousa une sœur de Colin, laquelle, étant de même humeur que le frère, le rendit très heureux. Et Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et Jeannot le fils, virent que le bonheur n'est pas dans la vanité (4).

Notes :

1 - Tombereau : voiture faite d’une caisse montée sur deux roues que l’on peut décharger en la basculant.
2 - Hôtellerie : Maison où les voyageurs peuvent être logés et nourris, en échange d’une rétribution.
3 - Étamer : recouvrir un métal d’une couche d’étain (on recouvre ainsi les casseroles, les poêlons, les glaces...)
4 - La vanité : ce qui est vain, futile, illusoire, fragile, insignifiant.


Lecture analytique

Le malheur

«dans l’accablement du désespoir», «abîmé dans sa douleur», Jeannot fait l’expérience amère de la vie. Après avoir tout eu, il a tout perdu. C’est à ce moment qu’il retrouve l’ami qu’il avait négligé et méprisé au début du conte lorsqu’il avait accédé à la richesse. Depuis, les rôles se sont inversés. Celui qui était devenu riche est pauvre, celui qui était pauvre est devenu riche. Le conte réalise donc, en apparence, un renversement complet : la situation initiale s’oppose à la situation finale.

En fait, l’apparition de Colin constitue l’élément de résolution, c’est ce personnage abandonné par son ancien ami qui résout les problèmes de Jeannot. Ainsi, à la fin (c’est la situation finale), les deux amis sont à nouveau heureux comme ils l’étaient au début, mais après que Jeannot aura fait l’expérience de la richesse, de la vie facile mais factice des grands seigneurs.

Le conte donne la signification de cette expérience : «le bonheur n’est pas dans la vanité». Le présent de vérité générale («est») annonce les maximes ou les moralités telles qu’on en trouve chez les écrivains du XVIIe siècle que sont Jean de La Fontaine ou François de La Rochefoucauld.
La vanité désigne tout ce qui est vain, ce qui ne signifie rien, qui est fragile et qui ne dure pas. Tout ce qui a fait le bonheur éphémère de Jeannot est vain : sa femme, ses amis, son gouverneur, sa richesse, ses succès… Là n’est pas le bonheur.

La vie est vanité.
La vie est vanité.

Le bonheur

Voltaire ne se contente pas de nous dire où n’est pas le bonheur, il nous explique également comment le trouver. Si Colin est heureux, c’est parce qu’il a cette «bonté d’âme» qui manquait à Jeannot et qu’il développe chez son ami retrouvé qui possède encore «le germe du bon naturel» malgré l’expérience du monde.

Qu’est-ce que le bon naturel ? C’est tout le contraire de ce qui a fait un temps le bonheur de Jeannot. C’est être «grossièrement vêtu» (ces vêtements s’opposent à ceux qu’endosse Jeannot au début : «un habit de velours à trois couleurs, avec une veste de Lyon de fort bon goût»). C’est donc ne pas chercher à paraître comme ces «amis du bel air». C’est aussi une somme de qualités simples : «la douceur et la gaieté», la «bonté». C’est enfin travailler et croire en Dieu (Voltaire est d’une croyance un peu particulière que l’on appelle le déisme). En somme, c’est simplement accepter d’être ce que l’on est.

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