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« Jeannot et Colin » (troisième partie)

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La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se développa bientôt avec un succès prodigieux : c'était de chanter agréablement des vaudevilles (1). Les grâces de la jeunesse, jointes à ce don supérieur, le firent regarder comme le jeune homme de la plus grande espérance. Il fut aimé des femmes ; et ayant la tête toute pleine de chansons, il en fit pour ses maîtresses. Il pillait Bacchus et l'Amour dans un vaudeville, la nuit et le jour dans un autre, les charmes et les alarmes dans un troisième ; mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques pieds (2) de plus ou de moins qu'il ne fallait, il les faisait corriger moyennant vingt louis d'or par chanson ; et il fut mis dans L'Année littéraire au rang des La Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin et des Voiture (3).

Madame la marquise crut alors être la mère d'un bel esprit, et donna à souper aux beaux esprits de Paris. La tête du jeune homme fut bientôt renversée ; il acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna dans l'habitude de n'être propre à rien. Quand son père le vit si éloquent, il regretta vivement de ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait acheté une grande charge dans la robe (4). La mère, qui avait des sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un régiment pour son fils ; et en attendant il fit l'amour. L'amour est quelquefois plus cher qu'un régiment. Il dépensa beaucoup, pendant que ses parents s'épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs.

Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui n'avait qu'une fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les grands biens de monsieur et de madame de La Jeannotière, en se les appropriant, et en épousant le jeune marquis. Elle l'attira chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu'il ne lui était pas indifférent, le conduisit par degrés, l'enchanta, le subjugua sans peine. Elle lui donnait tantôt des éloges, tantôt des conseils ; elle devint la meilleure amie du père et de la mère. Une vieille voisine proposa le mariage ; les parents, éblouis de la splendeur de cette alliance, acceptèrent avec joie la proposition : ils donnèrent leur fils unique à leur amie intime. Le jeune marquis allait épouser une femme qu'il adorait et dont il était aimé ; les amis de la maison les félicitaient ; on allait rédiger les articles, en travaillant aux habits de noce et à l'épithalame (5).

Il était, un matin, aux genoux de la charmante épouse que l'amour, l'estime, et l'amitié, allaient lui donner ; ils goûtaient, dans une conversation tendre et animée, les prémices (6) de leur bonheur ; ils s'arrangeaient pour mener une vie délicieuse, lorsqu'un valet de chambre de madame la mère arrive tout effaré. « Voici bien d'autres nouvelles, dit-il ; des huissiers déménagent la maison de monsieur et de madame ; tout est saisi par des créanciers (7) ; on parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences (8) pour être payé de mes gages (9). - Voyons un peu, dit le marquis, que c'est que ça, ce que c'est que cette aventure-là. - Oui, dit la veuve, allez punir ces coquins-là, allez vite. » Il y court, il arrive à la maison ; son père était déjà emprisonné : tous les domestiques avaient fui chacun de leur côté, en emportant tout ce qu'ils avaient pu. Sa mère était seule, sans secours, sans consolation, noyée dans les larmes ; il ne lui restait rien que le souvenir de sa fortune, de sa beauté, de ses fautes et de ses folles dépenses.

Après que le fils eut longtemps pleuré avec la mère, il lui dit enfin : « Ne nous désespérons pas ; cette jeune veuve m'aime éperdument ; elle est plus généreuse encore que riche, je réponds d'elle ; je vole à elle, et je vais vous l'amener. » Il retourne donc chez sa maîtresse, il la trouve tête à tête avec un jeune officier fort aimable. « Quoi ! c'est vous, monsieur de La Jeannotière ; que venez-vous faire ici ? abandonne-t-on ainsi sa mère ? Allez chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien : j'ai besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la préférence. - Mon garçon, tu me parais assez bien tourné, lui dit l'officier ; si tu veux entrer dans ma compagnie je te donnerai un bon engagement. »

Le marquis stupéfait, la rage dans le cœur, alla chercher son ancien gouverneur, déposa ses douleurs dans son sein, et lui demanda des conseils. Celui-ci lui proposa de se faire, comme lui, gouverneur d'enfants. « Hélas ! je ne sais rien, vous ne m'avez rien appris, et vous êtes la première cause de mon malheur » ; et il sanglotait en lui parlant ainsi. « Faites des romans, lui dit un bel esprit qui était là ; c'est une excellente ressource à Paris. »

Le jeune homme, plus désespéré que jamais, courut chez le confesseur de sa mère : c'était un théatin (10) très accrédité (11), qui ne dirigeait que les femmes de la première considération ; dès qu'il le vit, il se précipita vers lui. « Eh! mon Dieu ! monsieur le marquis, où est votre carrosse ? comment se porte la respectable madame la marquise votre mère ? » Le pauvre malheureux lui conta le désastre de sa famille. A mesure qu'il s'expliquait, le théatin prenait un mine plus grave, plus indifférente, plus imposante : « Mon fils, voilà où Dieu vous voulait ; les richesses ne servent qu'à corrompre le cœur ; Dieu a donc fait la grâce à votre mère de la réduire à la mendicité ? - Oui monsieur. - Tant mieux, elle est sûre de son salut. - Mais, mon père, en attendant, n'y aurait-il pas moyen d'obtenir quelque secours dans ce monde ? - Adieu, mon fils ; il y a une dame de la cour qui m'attend. »

Le marquis fut prêt à s'évanouir ; il fut traité à peu près de même tous par ses amis, et apprit mieux à connaître le monde dans une demi-journée que dans tout le reste de sa vie.

Notes :

1 - Vaudeville : chanson gaie à thème satirique.
2 - Pieds : on dirait syllabes aujourd’hui.
3 - Auteurs célèbres de l’époque aujourd’hui complètement oubliés.
4 - La robe de l’avocat désignant la justice.
5 - Épithalame : poème composé à l’occasion d’un mariage en l’honneur des mariés.
6 - Prémices : le commencement, le début.
7 - Créanciers : personnes à qui l’on doit de l’argent.
8 - Faire diligence : se dépêcher.
9 - Mes gages : mon salaire.
10 - Théatin : religieux de l'ordre fondé par Gaétan de Tiene et Pietro Carafa.
11 - Accrédité : renommé, célèbre.

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Lecture analytique

1. La fortune apporte le bonheur…

La roue de la fortune d'Edward Burne-JonesCet extrait montre bien de quelle façon la fortune élève puis abaisse les hommes. En effet, les trois premiers paragraphes montrent le bonheur de Jeannot à qui tout réussit : il connaît «un succès prodigieux», il possède «les grâces de la jeunesse», c’est un «jeune homme de la plus grande espérance», etc. Enfin, Jeannot s’apprête à épouser «une femme qu’il adorait et dont il était aimé». On peut donc dire que la fortune favorise le jeune marquis.

2. … et le malheur

Mais la roue de la Fortune tourne et Jeannot, après avoir connu un grand bonheur, va connaître le malheur. Au quatrième paragraphe, le complément circonstanciel «un matin» laisse deviner un rebondissement qui amène déjà le conte à sa fin. Jeannot apprend d’un valet que ses parents sont ruinés. Il court consoler sa mère et découvre que son père a même été emprisonné. C’est alors que tous - sa future femme, son ancien gouverneur, le confesseur de sa mère - se détournent de leur ancien ami qui leur demande pourtant de l’aide :

- celle qui s’apprêtait à l’épouser est dans les bras d’un jeune officier,
- le gouverneur n’ayant rien appris à son élève ne lui est d’aucun secours,
- le théatin finit par le congédier («adieu, mon fils»).

3. Une leçon de vie

La douleur est telle que Jeannot manque de s’évanouir, mais le narrateur voit dans ces déconvenues l’occasion d’en tirer une première leçon : le jeune marquis «apprit mieux à connaître le monde dans une demi-journée que dans tout le reste de sa vie». Auparavant, tout n’était que faux-semblants :

- le succès des chansons de Jeannot tenait du pillage. Jeannot n’était pas le véritable auteur, et comme il ne savait pas la poésie, il payait «vingt louis d’or par chanson» lorsqu’il rencontrait une difficulté poétique.
- dans cette société de «beaux esprits», Jeannot n’apprend rien, il ne sait rien faire (il « se perfectionna dans l’habitude de n’être propre à rien»). Il fait semblant, il est dans le paraître.
- Jeannot et ses parents désiraient vivre «en grands seigneurs», mais c’était sans compter que cette prétention avait un coût, qu’elle n’était pas durable, et qu’ils «s’épuisaient». - la «jeune veuve» que Jeannot allait épouser ne pense qu’à l’argent et non à l’amour (elle «voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les grands biens de monsieur et de madame de La Jeannotière, en se les appropriant»).

Ainsi, rien n’était vrai, rien n’était sincère. Dès lors, Jeannot est prêt pour une véritable séance d’humiliation qui lui servira de leçon :

- sa future femme est déjà dans les bras d’un autre et tous deux raillent le pauvre Jeannot. Ayant besoin d’une femme de chambre, elle propose à Jeannot de donner la préférence à celle qui devait devenir sa belle-mère, l’officier lui propose de l’enrôler comme soldat. Ce sont des railleries de la plus grande cruauté.
- l’ancien gouverneur ne sachant rien, n’ayant rien appris à son élève, n’aide en rien. C’est un de ses amis à qui il revient de se moquer du pauvre Jeannot : il lui conseille de faire des romans, ce qui ne peut être d’aucun secours à Jeannot qui, faisant l’apprentissage de la vie, ne saurait continuer dans la voie (ou la voix) qui était la sienne jusque-là.
- le théatin, très respectueux tant qu’il ignore la situation désastreuse de Jeannot, ironise sur les intentions divines (la pauvreté est une chance, elle assure le salut après la mort).

Conclusion

Comme on le verra dans la séance suivante, Voltaire invite Jeannot et par là même tout homme à réfléchir à la situation qui est la sienne. Il écrit en moraliste et nous invite également à l’humiliation et à l’humilité. La gloire, la jeunesse, la beauté, les femmes, les amis, les connaissances, l’argent ne sont pas éternels. La fortune peut vous les apporter puis vous les enlever.

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