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Drôle d'histoire

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Dans cet extrait, il ne se passe apparemment… rien (1). Nul événement particulier, nul meurtre : des personnages s’apprêtent à embarquer.

Voyons cependant ce que l’on peut retenir de cet extrait.

Un double portrait d’Anthony Marston est fait, tout d’abord par le narrateur puis par Fred Narracott.

Le premier portrait, tout comme celui de Fred Narracott, est mélioratif. On peut même dire laudatif. Le narrateur compare Anthony Marston à « un jeune dieu », mais le texte laisse entendre que cette divinité n’est qu’illusoire (voyez le verbe « paraître » : « Anthony Marston parut transcender le simple mortel »). Ainsi cette beauté et cette force ne sont qu’apparentes. Une anticipation (lorsque le narrateur annonce à l’avance un événement qui va suivre) laisse entendre qu’il va arriver quelque chose à ce personnage (« Par la suite, plus d’une des personnes présentes devait se remémorer ce moment-là »). Seul un narrateur omniscient (qui sait tout) peut réaliser ce type d’annonce, cela afin d’intriguer le lecteur (on ne sait pas encore ce qui va arriver).

Ensuite, le narrateur nous donne à lire les pensées du personnage Fred Narracott. Pour le deuxième portrait, nous voyons Anthony Marston à travers le regard que Fred Narracott jette sur cet homme. C’est ce qu’on appelle un point de vue interne. Le passage au point de vue interne se remarque notamment par un changement de langage. En effet, le vocabulaire se fait plus familier (« une bagnole », « le fric », « le beau gosse »). C’est donc d’un personnage dont on lit les pensées (« Il les passa en revue d’un œil impartial », annonce d’ailleurs le narrateur).

Fred Narracott a le rôle d’un passeur. C’est lui qui a la charge d’emmener les invités sur l’île. Comme souvent dans les contes ou dans de nombreuses histoires, passer une étendue d’eau signifie que l’on franchit une frontière invisible, et que l’on pénètre dans un endroit où tout peut arriver. On entre dans le bizarre, mot répété trois fois par le marin, qui conclut : « Drôle d’histoire […] Tout ça, c’était bizarre — très bizarre… ». Au reste, la vue de l’île inquiète : « Le spectacle avait quelque chose de sinistre. Vera réprima un frisson ».

À cet égard, la réflexion du juge Wargrave (2) est intéressante : « Il semblait avoir très envie d’ordonner qu’on évacue la salle d’audience » ! Les personnages pénètrent sans le savoir dans une salle d’audience, où ils vont être jugés et exécutés. Et le premier à mourir sera Anthony Marston ! S’il ne se passe rien encore, tout est donc déjà en place sans que l’on ne remarque rien. Ce n’est qu’à la relecture qu’on le comprend.

Notes :

1 — Rien est quand même quelque chose. Rien vient du latin rem qui veut dire chose.
2 — Le nom à lui seul est intéressant : « war » évoque la guerre, et « grave » la tombe.

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