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Le pet du vilain de Rutebeuf

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Le pet du vilain

Le paradis est grand ouvert aux gens charitables (1), mais ceux qui n’ont en eux ni charité, ni bonté, ni foi, ni loyauté n’auront pas la joie d’y aller. Et je ne pense pas que personne ne puisse l’avoir, s’il n’éprouve quelque pitié pour l’humanité. Je dis ça à propos des vilains que les prêtres et les clercs détestent depuis toujours ; et je ne pense pas que Dieu leur offre de place au paradis. Que jamais Jésus-Christ n’accepte qu’un vilain soit logé avec le fils de la Vierge Marie, car, nous disent les Écritures (2), ce n’est ni juste ni bon. Les vilains ne peuvent accéder au paradis, ni contre de l’argent ni quoi que ce soit d’autre ; et l’enfer leur échappe également, pour le grand malheur des diables. Vous allez entendre par quelle méprise (3), ils ont perdu l’accès à cette prison.

Jadis, un vilain était malade. L’enfer, je puis bien vous l’affirmer, était tout prêt à recevoir son âme. Un diable, préservant les droits de l’enfer, est descendu. Parvenu chez le vilain, il lui suspend au cul un sac de cuir, persuadé que l’âme sort par le cul. Mais le vilain, pour se soigner, avait pris ce soir une potion. Il avait tant mangé de bon bœuf à l’ail et de bouillon gras bien chaud que sa panse n’était pas molle, mais Belphegortendue comme une corde de cithare (4). Il ne redoute plus de périr : s’il peut péter, il est guéri. À cet effort, fortement, il s’efforce ; à cet effort, il met toute sa force. Il s’efforce tant, il s’évertue tant, se retourne tant, et se remue tant, qu’un pet jaillit de sa raie et emplit le sac. Le diable l’attache, car, pour sa pénitence (5), il lui avait piétiné la panse. Le proverbe dit bien que trop compresser fait chier. Le diable s’en va et parvient jusqu’à la porte avec le pet qu’il emporte dans son sac. En enfer, il jette le tout : le sac, et le pet qui en jaillit d’un coup. Et tous les diables, bouillants de colère, de maudire l’âme du vilain ! Ils tiennent conseil le lendemain, et tombent d’accord pour que jamais plus on apporte l’âme sortie d’un vilain : elle pue, cela ne peut être autrement.

Ainsi, ils s’accordèrent jadis sur ce point : un vilain ne peut entrer ni en enfer, ni au paradis. Vous en avez entendu la raison.

Rutebeuf ne sait où l’on peut mettre l’âme d’un vilain, qui s’est fermé ces deux royaumes. Qu’elle aille chanter avec les grenouilles ! C’est le mieux qu’elle puisse faire à ce qui lui semble. Ou qu’elle aille tout droit, pour alléger sa pénitence, sur les terres du père Audigier, c’est-à-dire le pays de Cocuce où Audigier (6) chie dans son chapeau.

Rutebeuf

Notes :

1 - Qui agissent par charité, qui aiment son prochain.
2 - Au pluriel et avec un « É » majuscule, ce mot désigne la Bible. On dit aussi « les Saintes Écritures ».
3 - Action de se méprendre. Erreur, malentendu.
4 - Instrument de musique à cordes tendues sur une caisse de résonance sans manche
5 - Châtiment, condamnation. Un des sept sacrements de l’Église.
6 - Allusion à Audigier, un poème relevant à la fois de la chanson de geste et du fabliau. Ce poème, à travers les aventures de Turgibus et de son fils Audigier, est partout prétexte à évoquer les excréments.

Questions

Un vilain moribond

1. Pourquoi le vilain est-il sur le point de mourir ?

2. Qui vient chercher son âme ? Pourquoi lui ?

3. Selon ce personnage, par où sort l’âme du vilain ? D’où peut bien venir une telle méprise ?

4. Relevez le champ lexical du corps.

5. Relevez, dans ce passage, la répétition d’une consonne. Comment appelle-t-on ce procédé ? Pourquoi est-il utilisé dans ce texte ?

6. Qu’est-ce qui provoque le comique de ce passage ?

Le rejet diabolique

7. Comment réagissent les autres diables lorsque le diable revient en enfer ? Pourquoi ? Quelle décision prennent-ils ?

8. Quelle conséquence cette décision a-t-elle pour les vilains ?

9. En fin de compte, ce texte est-il vraiment comique ? Justifiez votre réponse.



Source : Wikipédia

Lecture analytique du « pet du vilain »

Ce fabliau raconte l’histoire d’un vilain à l’article de la mort ; un diable vient chercher l’âme du moribond. En effet, les vilains ne vont pas au paradis mais en enfer. La bêtise du diable le conduit à recueillir l’âme du mourant en plaçant un sac de cuir au derrière du vilain, car il « est persuadé que l’âme va s’en aller par le cul ». Ramenant ce qu’il croit être l’âme, le diable ouvre le sac et empuantit ainsi l’enfer en ramenant le pet méphitique du vilain.
Par ce fabliau, Rutebœuf vise deux objectifs, l’un purement comique (rire du corps), l’autre satirique (se moquer des vilains).

1. Le comique du fabliau

Le comique vient en grande partie du vocabulaire employé en rapport avec le bas corporel (le postérieur) et les excréments (« pet », « chier », « chie », « cul »... ). L’opposition entre d’une part le corps (« cul », « panse ») et d’autre part l’âme (assimilée à un rejet du corps, un gaz) est également source de comique.

Les effets poétiques comme l’allitération (la répétition de consonnes : « effort », « s’efforce », « fortement », etc.) ou l’assonance (répétition de voyelles : « tant » répété 3 fois, « rang ») sont au service d’un comique scatologique :

Dans cet effort il s'efforce fortement,
à cet effort il met toute sa force :
il s'efforce tant, il s'évertue tant,
se retourne tant, et se remue tant
qu'un pet jaillit et sort du rang.

En effet, Rutebœuf cherche à traduire ainsi les efforts de la poussée défécatoire du vilain.

2. Un apologue satirique

Un fabliau est un apologue, c’est-à-dire que c’est un petit récit qui illustre essentiellement une moralité. Cet apologue se moque des vilains. Il en fait la satire. Pour l’auteur, ils ont tous les défauts : ils ne sont ni charitables, ni loyaux, ils n’ont aucune qualité, et pour ces raisons il est dit que l’âme du vilain pue. C’est toute une partie de la population du Moyen Âge qui est montré du doigt, et désignée comme méprisable, comme la lie de la société. Le souhait du poète de voir les vilains chanter avec les grenouilles nous rappelle d’ailleurs cette fable de La Fontaine qui assimile le bas peuple aux grenouilles (« gent fort sotte et fort peureuse »).
En revanche, on peut se demander si Rutebœuf ne se moque pas lui-même de ces moqueries envers la catégorie sociale du vilain, car on imagine mal que le message des Évangiles pris comme garantie délivre un tel message de rejet :

Que Jésus-Christ ne permette jamais
qu'un vilain puisse être logé
avec le fils de la Vierge,
car ce n'est ni raisonnable ni juste :
c'est ce que nous trouvons dans l'Écriture.

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