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Lecture de la préface de Phèdre (Racine), de la scène d’exposition d’Hippolyte d’Euripide et de Phèdre de Sénèque

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Préface de Jean Racine

Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d’Euripide. Quoique j’aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour la conduite de l’action, je n’ai pas laissé d’enrichir ma pièce de tout ce qui m’a paru le plus éclatant dans la sienne. Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j’ai peut-être mis de plus raisonnable sur le théâtre. Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente : elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime dont elle a horreur toute la première : elle fait tous ses efforts pour la surmonter : elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne ; et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté.

J’ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu’elle n’est dans les tragédies des Anciens, où elle se résout d’elle-même à accuser Hippolyte. J’ai cru que la calomnie avait quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d’une princesse qui a d’ailleurs des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bassesse m’a paru plus convenable à une nourrice, qui pouvait avoir des inclinations plus serviles, et qui néanmoins n’entreprend cette fausse accusation que pour sauver la vie et l’honneur de sa maîtresse. Phèdre n’y donne les mains que parce qu’elle est dans une agitation d’esprit qui la met hors d’elle-même ; et elle vient un moment après dans le dessein de justifier l’innocence, et de déclarer la vérité.

Hippolyte est accusé, dans Euripide et dans Sénèque, d’avoir en effet violé sa belle-mère : vim corpus tulit (1). Mais il n’est ici accusé que d’en avoir eu le dessein. J’ai voulu épargner à Thésée une confusion qui l’aurait pu rendre moins agréable aux spectateurs.

Pour ce qui est du personnage d’Hippolyte, j’avais remarqué dans les Anciens qu’on reprochait à Euripide de l’avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection : ce qui faisait que la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d’indignation que de pitié. J’ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d’âme avec laquelle il épargne l’honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l’accuser. J’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels de son père.

Cette Aricie n’est point un personnage de mon invention. Virgile dit qu’Hippolyte l’épousa, et en eut un fils, après qu’Esculape l’eut ressuscité (2). Et j’ai lu encore dans quelques auteurs qu’Hippolyte avait épousé et emmené en Italie une jeune Athénienne de grande naissance, qui s’appelait Aricie, et qui avait donné son nom à une petite ville d’Italie.

Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très scrupuleusement attaché à suivre la fable. J’ai même suivi l’histoire de Thésée, telle qu’elle est dans Plutarque.

C’est dans cet historien que j’ai trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans les enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce prince avait fait en Épire vers la source de l’Achéron, chez un roi dont Pirithoüs voulait enlever la femme, et qui arrêta Thésée prisonnier, après avoir fait mourir Pirithoüs. Ainsi j’ai tâché de conserver la vraisemblance de l’histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie ; et le bruit de la mort de Thésée, fondé sur ce voyage fabuleux, donne lieu à Phèdre de faire une déclaration d’amour qui devient une des principales causes de son malheur, et qu’elle n’aurait jamais osé faire tant qu’elle aurait cru que son mari était vivant.

Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c’est que je n’en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci ; les moindres fautes y sont sévèrement punies : la seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même ; les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses : les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C’est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer ; et c’est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du poème dramatique ; et Socrate, le plus sage des philosophes, ne dédaignait pas de mettre la main aux tragédies d’Euripide. Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d’utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut-être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l’ont condamnée dans ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu’à les divertir, et s’ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie.

Phèdre selon Euripide et Sénèque

Hippolyte d’Euripide

VÉNUS.

Je suis la déesse Vénus, dont la gloire et le renom sont grands parmi les mortels et dans le ciel. Du Pont-Euxin aux bornes atlantiques, quiconque vit et voit la lumière du soleil m'est soumis : je comble d'honneur ceux qui respectent ma puissance, et j'abats ceux qui me traitent avec orgueil. Car les dieux aussi ont la faiblesse de prendre plaisir aux honneurs que leur rendent les hommes. Je démontrerai bientôt la vérité de ces paroles. Ainsi le fils de Thésée, Hippolyte, ce rejeton de l'Amazone, ce nourrisson du chaste Pitthée, seul entre tous les citoyens de Trézène, prétend que je suis la plus détestable des divinités : il repousse l'amour et fuit le mariage. Il honore et regarde comme la plus grande des divinités la soeur de Phébus, Diane, fille de Jupiter. Sans cesse en compagnie de la vierge, dans la verte forêt, il poursuit avec ses chiens agiles et détruit les bêtes sauvages. Sied-il à un mortel de fréquenter les dieux à ce point ? Je n'en suis point jalouse : que m'importe ? Mais je punirai aujourd'hui Hippolyte des torts qu'il a eus envers moi : j'ai préparé mon plan depuis longtemps, ma vengeance sera facile. Lorsqu'il vint naguère de la demeure de Pitthée dans la demeure de Pandion, pour assister à la célébration des sacrés mystères, Phèdre, la noble épouse de son père, le vit et s'éprit pour lui d'un violent amour que j'allumai à dessein dans son coeur. Avant de venir en ces lieux, à Trézène, elle fonda, sur la roche même de Pallas, un temple de Vénus, d'où l'on découvre ce pays, et qui rappelait l'objet absent de son amour. À l'avenir, cet édifice, consacré à la déesse, portera le nom d'Hippolyte. Mais depuis que Thésée eut quitté la terre de Cécrops, pour se purifier du sang des Pallantides, et eut abordé avec son épouse sur ce rivage où il se résignait à subir un exil d'un an, dès lors, la malheureuse Phèdre, gémissante et percée des traits de l'amour, dépérit en silence, sans que personne dans la maison ait connaissance du mal qui la tue. Mais il ne faut pas que cet amour demeure stérile ; j'instruirai Thésée de la vérité ; elle éclatera à ses yeux ; et mon jeune ennemi périra victime des imprécations de son père, auquel Neptune, le souverain des mers, a promis de ratifier trois de ses voeux. Phèdre mourra non sans gloire, mais elle mourra : je ne serai point assez sensible à son malheur pour renoncer à tirer de mes ennemis la vengeance qui doit me satisfaire. - Mais je vois le fils de Thésée, Hippolyte, qui revient après une chasse laborieuse. Sortons de ces lieux. Sur ses pas marche une troupe nombreuse de serviteurs qui crient et chantent en l'honneur de Diane. Il ne sait pas que les portes de Pluton sont ouvertes pour lui, et qu'il voit la lumière pour la dernière fois.

Prologue d’Hippolyte d’Euripide (né en 483 av. J.-C., mort en 406 av. J.-C.)

Phèdre de Sénèque

ACTE PREMIER.

HIPPOLYTE, TROUPE DE CHASSEURS

Allez, répandez-vous autour de ces bois épais; parcourez d’un pas agile le sommet de la colline de Cécrops, la plaine qui s’étend au pied du Parnès rocailleux, et les bords du fleuve dont l’onde rapide traverse la vallée de Thria. Franchissez ces monts toujours blanchis par la neige. Et vous, pénétrez sous l’ombrage des aunes entrelacés,

dans ces vastes prairies où l’humide haleine du zéphyr fait naître l’herbe du printemps; dans ces lieux où, d’un cours égal et paisible, l’Ilissus, semblable au Méandre, promène ses eaux languissantes, et mouille à peine un sable aride. Vous, entrez dans ce sentier à gauche, qui, à travers les bois, conduit à Marathon. C’est là que, suivies de leurs faons, les biches vont paître pendant la nuit.

Vous, tournez de ce côté, où, soumis à la douce influence du midi, l’Acharne laborieux ne sent pas la rigueur des frimas. Que l’un se rende sur l’Hymette fleuri; l’autre, vers le bourg chétif d’Aphidna. Il y a longtemps que nous n’avons visité les parages où le cap Sunium s’allonge dans la mer. Vous qui aimez une chasse glorieuse, courez à Phlyes: là se tient un sanglier, la terreur des environs, et dont plus d’un chasseur a senti la dent redoutable.

Laissez flotter la laisse des chiens paisibles, au gosier silencieux; mais tenez fortement en mains ces ardents molosses; et que le limier impatient de Crète use le poil de son cou, en luttant contre la forte courroie qui arrête ses élans. Quant aux dogues de Laconie, race courageuse et avide de sang, il est bon qu’ils soient tenus de plus court encore. Le moment viendra où l’écho des rochers retentira de leurs aboiements. Maintenant que d’un nez subtil ils éventent le gibier;

que, la tête basse, ils le suivent à la piste, tandis que la clarté est douteuse et que la terre humide garde encore la trace de ses pas, qu’un de vous se charge de ces toiles à larges mailles; un autre, de ces filets plus serrés. Disposez alentour ces plumes rouges, pour frapper d’une vaine terreur les hôtes des bois. Toi, tu lanceras le javelot rapide;

toi, saisis à deux mains le pesant épieu armé d’un large fer; toi, placé en embuscade, tu redoubleras par tes cris l’effroi des animaux lancés; et toi, avec ce couteau recourbé, tu détacheras leurs entrailles quand ils seront abattus.

Soyez propice à un mortel qui vous honore, ô déesse intrépide qui régnez dans les solitudes des bois; qui percez de traits inévitables les monstres qui s’abreuvent dans les froides eaux de l’Araxe, et ceux qui bondissent sur la glace de l’Ister.

Votre bras atteint le lion de Gétulie et la biche de Crète, ou renverse d’un coup plus léger le daim rapide. Vous, frappez en face le tigre à la peau mouchetée; vous, atteignez dans leur fuite le bison à l’épaisse crinière, et l’aurochs farouche aux larges ramures. Tous les hôtes des déserts qui peuplent ou le sol infécond des Garamantes, ou les riches forêts de l’Arabie, ou les cimes sauvages des Pyrénées,

ceux que nourrissent les bois épais de l’Hyrcanie, ou les vastes plaines du Sarmate vagabond, tous, ô Diane, redoutent vos flèches: l’heureux chasseur auquel vous êtes propice voit le gibier tomber dans ses toiles; nulle proie ne rompt le filet qui l’enferme; le chariot qui la rapporte gémit sous une charge pesante. Les chiens reviennent la gueule rouge de sang,

et le cortège rustique regagne le hameau dans tout l’appareil d’un triomphe. Allons, la déesse nous favorise; voilà des aboiements qui sont d’un bon augure. La forêt m’appelle; j’y vole, ce sentier m’abrégera le chemin.

PHÈDRE, LA NOURRICE.

(Phèdre) Ô puissante Crète, qui règnes au loin sur la mer; toi dont les innombrables vaisseaux ont parcouru toutes les côtes, et sillonné les plaines navigables de Nérée jusqu’aux rivages d’Assyrie, devais-tu me laisser comme otage dans ces lieux que je hais, et, me donnant un ennemi pour époux,

me condamner à vivre dans la douleur et dans les larmes? mon vagabond époux me délaisse; l’hymen ne l’a pas rendu plus fidèle. Secondant un amant insensé, il a osé descendre avec lui sur les bords ténébreux du fleuve qu’on ne franchit qu’une fois. Il veut ravir sur son trône la reine des enfers. Ni crainte, ni pudeur, ne l’ont pu retenir; le père d’Hippolyte va, sur les bords de l’Achéron, servir une flamme coupable et d’adultères amours. Mais un souci plus cruel déchire aujourd’hui mon coeur:

ni le calme des nuits, ni les douceurs du sommeil, ne sauraient le calmer. Le mal est en moi, il couve, il s’accroît, il me dévore: c’est le feu qui s’échappe des fournaises de l’Etna. Je néglige les oeuvres de Pallas; la toile commencée s’échappe de mes mains. Je ne puis plus porter dans les temples mes offrandes et mes voeux; ni, la torche sacrée à la main, au milieu d’un choeur d’Athéniennes, célébrer les mystères silencieux d’Éleusis, ni présenter à la déesse protectrice d’Athènes un hommage pur et de chastes prières.

J’aime à poursuivre les habitants des forêts, charger d’un pesant javelot cette main débile. Quel est ce délire? Insensée, que vas-tu chercher dans les bois?

Je reconnais cette fatalité qui perdit ma mère. C’est dans les bois que commença notre crime à toutes deux. Ô ma mère, que je vous plains! Un taureau fut l’horrible objet de votre passion effrénée; mais cet amant farouche, chef indompté d’un troupeau sauvage, du moins il savait aimer. Et moi; quel dieu,

quel autre Dédale pourrait servir ma flamme infortunée? Non, quand renaîtrait cet ingénieux artiste qui enferma dans une demeure inextricable le fruit monstrueux de vos amours, il ne saurait apporter aucun soulagement à mes maux.

Vénus, implacable ennemie des enfants du Soleil, se venge sur nous de l’affront de Mars et du sien. Elle ne cesse de répandre sur nous l’opprobre et l’infamie. Nulle fille de Minos n’a brûlé d’une flamme légitime: le crime a toujours part à leur amour.

Acte premier de Phèdre de Sénèque (né entre l'an 4 av. J.-C. et l'an 1 ap. J.-C., mort le 12 avril 65 ap. J.-C.)

Phèdre représentée

Notes :

1 - Acte III, scène 2.
2 - Æneid. lib VII.

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