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Éducation

Les enseignants et la prime au mérite

Une logique de prime

Depuis quelque temps, nous sommes entrés dans la logique des primes : les préfets, les recteurs, les proviseurs et les chefs d’établissement bénéficient – ou bénéficieront – de primes récompensant la « qualité » de leur travail. Une prime qui varie selon la profession. À la louche, un préfet touchera jusqu’à 60 000 €, un recteur 20 000 €, un directeur d’établissement 6 000 € (on remarquera que c’est décroissant, et pas nécessairement annuel… ).

À présent, on se demande s’il ne faudrait pas revaloriser les salaires des enseignants de la même façon. À mon humble avis, la réponse est non, mille fois non. Pourquoi ? Je vais vous le dire (j’aime bien emprunter les formules présidentielles, parfois).

Pour commencer, quelques questions pouvant paraître bêtes, mais pourtant indispensables. Quel est le mérite de l’enseignant – ou même de tout individu – exerçant un métier ? Y a-t-il d’ailleurs du mérite à réaliser son travail ?

Qu’est-ce que le mérite ?

Commençons par définir le mérite. On jugera du mérite d’une personne en fonction du caractère particulier qu’elle aura de réaliser son travail, car personne ne s’intéresse au travail et à la façon dont il est réalisé quotidiennement. Hormis l’inspecteur, je n’ai encore jamais vu qui que ce soit venir me serrer la main et me dire : « Bravo, vous avez vraiment bien fait votre travail. Le moment où vous avez ouvert la porte et dit aux élèves de rentrer… vraiment… épatant ! ». En somme, personne ne vient vous remercier ou vous récompenser d’avoir fait votre travail. Vous avez, pour cela, un salaire, il est vrai excessivement et ridiculement bas, mais un salaire tout de même.

Revenons à la question du mérite. Il me semble que beaucoup d’enseignants font leur travail, je veux dire simplement. Certes, ils ne montent pas particulièrement de projets appréciés de la direction parce que valorisants pour l’image de l’établissement, ils ne se font pas particulièrement remarquer en préparant des sorties ou ne se distinguent pas par l’usage des TICE, mais ils font leur travail. Ce sont des vacataires, des certifiés, des agrégés ou des PEGC… Ils font encore des découpages, et des photocopies pourries, mais ils font très bien leur travail. Les élèves les apprécient, ils progressent, sont enjoués ou ternes, donnent de leur temps, ne vont pas uriner de la matinée pour apporter de l’aide à un élève pendant la récréation, mais vous savez quoi ? Cela n’intéresse personne, car la prime ne récompensera pas ce que vous avez toujours fait, mais votre capacité à faire ce que le gouvernement veut que vous fassiez. Exemple type : un préfet doit organiser des expulsions. Plus il expulse de clandestins, plus il est méritant. Même chose pour les recteurs : celui-ci doit supprimer des postes. Plus il trouve de postes à supprimer, plus il est méritant. Il obtient une prime, car il est efficace. Et c’est bien le mot qui a été évoqué à propos de la rémunération par les primes des directeurs d’établissements. Il faut être efficace.

L’enseignant efficace

Heureusement, il n’est venu à l’esprit de personne – mais une bêtise est si vite arrivée (on a en a un exemple avec Hadopi) – d’attendre qu’un enseignant soit efficace. Que l’on s’en convainque : un enseignant ne peut pas être efficace. Si un élève ne travaille pas, je peux le punir, lui mettre une mauvaise note, convoquer ses parents, mais je ne peux pas le forcer à travailler. Je ne peux pas aller contre sa volonté ou l’absence de volonté de ses parents. Je peux le torturer évidemment, mais cette méthode n’est pas reconnue par l’état. C’est dommage. On ne dirait plus des interrogations que l’on contrôle, mais que l’on soumet à la question… Là, je serai efficace. Sans torture, en revanche, on peut tricher, un peu comme on le fait avec le brevet des collèges : tout le monde a gagné, tout le monde a réussi. Les élèves ont tous 20/20. Donnez-moi une belle prime. Mais on l’aura compris, ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher le mérite de l’enseignant.

Et puis, j’aime à penser que ce que je dis, que ce je fais faire à un élève germe dans son esprit d’élève lentement, selon le degré de maturité, selon les vicissitudes et parfois des années après. En somme, l’éducation n’est pas ou ne devrait pas être soumise à la pression du temps, ni de la nécessité, malgré qu’on en ait, et encore moins de l’efficacité. On ne peut pas être efficace avec un élève, ce n’est pas un matériau. Quand je fais de la maçonnerie, je peux être efficace (jusqu’à un certain point, il est vrai). Je peux me fixer des objectifs et les réaliser en un temps donné. Mais, ce que je peux faire avec des briques et du ciment, je ne peux pas le faire avec un enfant. Il n’est pas ma créature soumise à mon bon vouloir, lequel serait pernicieusement celui de ma hiérarchie.

Ainsi le mérite ne serait pas subordonné aux résultats obtenus par les élèves.

Accomplir les volontés ministérielles

Au bout du compte, le mérite consiste à appliquer les volontés ministérielles. On veut voir l’enseignant accomplir à la lettre le Bulletin officiel, quitte à nier sa liberté pédagogique, sa capacité à adapter son savoir-faire, ses désirs, sa connaissance de la réalité que seul lui connaît et qui ne s’accommode pas toujours des désirs ministériels. Et qui sera chargé de vérifier que l’enseignant est efficace ? Pas l’inspecteur, qui vient quand il le peut. Non, ce sera le chef d’établissement ou le proviseur. Ce mystérieux individu que l’on voudrait voir œuvrer comme un manager d’entreprise au nom d’une autonomie galvaudée. L’enseignant sera dépendant d’un personnage dont le rôle reste à définir. Autant dire qu’on ne sait pas à quelle sauce on sera mangé. La seule chose que je sais, c’est que si ma carrière dépend du chef d’établissement, je suis légitimement en droit de m’inquiéter, car peu de ceux que j’ai rencontrés ont suscité en moi un réel sentiment d’admiration…

L’égalité ou la foire d’empoigne

Et puis imaginez un peu la chose : des enseignants payés au mérite, se faisant valoir à qui mieux mieux pour être bien vu de celui qui va vous évaluer ! C’est l’horreur assurée, un peu comme la déjà existante foire à l’empoigne qu’est l’obtention des HSE. Certains travaillent, et c’est tout. D’autres travaillent, et veulent absolument que cela se sache, et soit l’objet d’une rémunération supplémentaire. La rémunération par le mérite ne ferait alors qu’accroître cette rivalité financière entre enseignants. Une salle des profs, ce n’est déjà pas folichon, mais alors là… Encore qu’en matière d’inégalité, on pourrait évoquer la récente augmentation de certains et pas d’autres !

Je vous épargnerai la conclusion récapitulant les arguments susmentionnés. En revanche, vous aurez compris que la seule revalorisation des salaires est celle d’une augmentation pure et simple de tous les salaires.

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Qui fera la part du feu ?

En écrivant cet article sur Céline, j’ai voulu montrer qu’il était nécessaire de montrer (oui, je sais…) que Céline était un grand écrivain, et qu’à ce titre, il était digne d’être célébré, sans que la république n’encourût quelque regrettable flétrissure.

Dans le même temps, j’ai lu çà et que Céline était un immense auteur, mais aussi un sale type, ce qui m’a posé deux problèmes. D’une part, il n’était plus nécessaire de faire la démonstration du génie littéraire de Céline alors que j’ai pourtant souvent lu qu’on lui déniait cette qualité ; d’autre part, il fallait faire un sort à cette accusation biographique réduisant la vie d’un homme à ces deux mots : sale type.

Tout d’abord, l’œuvre. Si elle est géniale, point besoin d’ergoter. Il faut la célébrer en tant que telle. Encore faut-il distinguer l’œuvre littéraire des pamphlets qui sont, eux, absolument illisibles, infects, et n’ont précisément aucun intérêt littéraire.

Ensuite, l’homme. ll faudrait tout d’abord faire la démonstration que Céline est un sale type, ce qui n’est, à mon avis, pas si évident. Et avant même de se demander si l’auteur de Mort à crédit est un sale con, je voudrais qu’on se demande si, avant de lire un livre, on cherche à savoir si l’auteur est un type bien ou non.

Prenons un exemple concret. Ronsard est-il un con ?

Passée l’incongruité de la question, vous vous prêterez comme je l’ai fait à l’exercice, et vous en chercherez un témoignage. Dont acte. Je cite, c’est dans Les Amours :

Je n’aime point les Juifs, ils ont mis en la croix

Ce Christ, ce Messias qui nos pechez efface,

Des Prophetes occis ensanglantés la place,

Murmuré contre Dieu qui leur donna les loix.

Fils de Vespasian, grand Tite tu devois,

Destruisant leur Cité, en détruire la race,

Sans leur donner ny temps, ny moment ny espace

De chercher autre part autres divers endroits.

Jamais Leon Hebrieu des Juifs n’est prins naissance,

Leon Hebrieu, qui donne aux Dames cognoissance

D’un amour fabuleux, la mesme fiction :

Faux trompeur, mensonger, plein de fraudes et d’astuce

Je crois qu’en luy coupant la peau de son prepuce

On luy coupa le cœur et toute affection.

À lire un tel sonnet, je ne pense pas qu’on puisse célébrer les cinq cents ans de la mort du poète en 2085, l’antisémitisme étant trop évident.

Évidemment, je n’ignore pas qu’entre Ronsard et Céline, il y a une différence de taille : le premier n’appelle pas au meurtre (encore que le deuxième quatrain ne me paraît pas innocent). Mais enfin, considérera-t-on un jour que les œuvres du passé sont entachées du poids du passé, un passé insupportable, mais un passé qu’on ne peut refouler, car c’est ce que veut Serge Klarsfeld ; un passé qu’on ne peut censurer (c’est le cas de Tintin au Congo) ; un passé qu’on ne peut réécrire (c’est le cas d’Huckleberry Finn) ; un passé qu’on ne peut ignorer, comme c’est le cas de Jules Verne pour lequel je n’entends nul reproche, et je finirai sur ce sinistre exemple plein d’un racisme aisément circonscriptible à une époque donnée, extrait de L’Île mystérieuse :

Le personnage de Nab est un « Nègre » (p. 16). Il est d’une fidélité canine à toute épreuve (la métaphore est plus que suggérée tout au long du roman) : « Quand Nab apprit que son maître [l’ingénieur Cyrus Smith] avait été fait prisonnier, il quitta le Massachusetts sans hésiter, arriva devant Richmond, et, après avoir risqué vingt fois sa vie, il parvint à pénétrer dans la ville assiégée » (p. 16), ou encore, croyant que son maître était mort, il refuse toute nourriture : « Privé de son maître, il ne voulait plus vivre ! » (p. 32). Quand les rescapés adoptent un singe pour le domestiquer, le serviteur réagit en ces termes :

« – Ainsi, dit Nab, c’est sérieux, mon maître ? Nous allons le prendre comme domestique ? – Oui, Nab, répondit en souriant l’ingénieur. Mais ne sois pas jaloux ! » (p. 135)

Que conclure ? La réponse est difficile, mais je suis persuadé qu’on ne peut pas se débarrasser de la question comme on le fait aujourd’hui avec Céline. La seule question digne aujourd’hui d’être posée est la suivante : l’écrivain qui a écrit ces horreurs sur les Juifs a-t-il pu écrire quelques-unes des plus belles pages de la littérature ?

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Où l’on voit qu’il faut célébrer Céline

Céline a été exclu des célébrations de l’année 2011. Si l’on veut s’opposer à cette exclusion, il faut mettre en avant le fait que Céline est un grand écrivain, et que ses chefs-d’œuvre l’emportent sur toute autre considération. Malheureusement, il faut encore le prouver. Cette nécessité montre assez, dans le meilleur des cas, la mauvaise lecture qui a été faite de Céline. Dans le pire des cas, il faudra admettre que les contempteurs de Céline en parlent sans l’avoir lu. En effet, trop souvent, les gens balaient d’un simple revers indigné l’œuvre de Céline sous le prétexte que l’auteur est antisémite. Et de s’abstenir de lire.

On ne peut pas le nier. Il suffit de lire les premières lignes de Bagatelles pour un massacre, et l’on comprendra que cet auteur est infréquentable. En d’autres termes, et pour aller vite, c’est un sale con raciste.

Et alors ? Quand bien même ! Suis-je obligé d’admirer l’auteur – et d’agréer dans le même temps toute sa biographie – pour apprécier une œuvre ? La littérature de Socrate à Céline précisément n’est-elle pas un vivier d’individus narcissiques, névrotiques, drogués, racistes, meurtriers, j’en passe et des meilleurs ? La littérature doit-elle d’ailleurs se contenter d’exprimer en un langage fleuri des sentiments délicats qui ne choqueront personne ? Lisez ou relisez La littérature et le mal de Georges Bataille et vous verrez que la littérature ne connaît aucune limite quant au dicible et à l’indicible : elle est « comme la transgression de la loi morale, un danger. Étant inorganique, elle est irresponsable. Rien ne repose sur elle. Elle peut tout dire ».

Mais qu’importe, car les pamphlets de Céline – ce sont ces livres-là qui posent un problème, le reste pouvant affronter l’éternité sans encourir l’ombre d’une flétrissure – ne sont pas de la littérature. Ils ne nous intéressent pas, ils ne nous intéressent plus, ils n’intéressaient même plus leur auteur qui ne souhaitait pas les voir republier. Ils sont tout juste bons à sombrer dans les oubliettes de l’histoire avec la droite maurassienne et le mot nègre si vite retiré des nouvelles éditions américaines d’Huckleberry Finn.

Il nous reste une œuvre, celle-là même qui est publiée dans la pléiade aux côtés de Marcel Aymé ou de D.A.F de Sade. Et cette œuvre tient du chef-d’œuvre. S’il faut encore le prouver, on se demandera ce qu’est un chef-d’œuvre, parce que manifestement il faut encore prouver que les livres de Céline en sont.

Un chef-d’œuvre est une œuvre qui a survécu aux années voire aux siècles, qui s’est enrichie des lectures qui en ont été faites ou même des polémiques. Notre lecture a chargé l’œuvre d’un poids qu’elle n’avait pas. En somme, un livre ne naît pas chef-d’œuvre. Il le devient, mais contient naturellement en lui tout ce qui lui fera franchir les années.

Un chef-d’œuvre est aussi un livre qui, tout en jouant avec les codes d’un genre littéraire, en est à la fois l’accomplissement et l’ouverture sur un autre. Le Voyage au bout de la nuit n’est-il pas tout ça ? N’est-ce pas un livre qui, tout en reprenant le genre du roman picaresque, le renouvelle de fond en comble en étant à la fois une réécriture de Candide de Voltaire (voir à ce sujet le livre magnifique de Marie-Christine Bellosta Céline ou l’art de la contradiction).

Si le livre est un jeu intertextuel, il n’en propose pas moins une lecture de son époque de la guerre, de la psychanalyse, de la colonisation ou du nouvel Eldorado qu’est alors l’Amérique. Et ce qu’il dit, il le dit dans un langage, une musique, un style comme il y en a deux par siècle. Céline, dit-il lui-même, publie alors le roman qu’auraient dû écrire les surréalistes. Et ce roman n’en finit pas de nous parler, de nous faire parler.

C’est un chef-d’œuvre donc, comme Mort à crédit, comme D’un Château l’autre. Il faut les célébrer, malgré qu’on en ait. Et si vous n’aimez pas ces livres, lisez au moins les points de suspension. Encore que même ces signes typographiques ont réussi à choquer…