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Humeur Littérature

Blâme et éloge de la mouche

« Va-t’en, chétif Insecte, excrément de la terre »

C’est en ces termes que le lion s’adresse au moucheron dans la fable de Jean de La Fontaine. On voit, chez le moraliste toujours, combien le misérable insecte est de surcroît gonflé d’orgueil !

S’il est vrai que la mouche peut s’avérer être un redoutable adversaire que pas même la force léonine ne peut vaincre, tout porte à croire qu’elle s’efforce pourtant de rechercher inlassablement un but unique : se faire exploser à coups de tapette si opportunément dite à mouches.

Depuis que je vis à la campagne, du printemps à l’automne, il n’est pas un instant qui ne me fait déplorer la si vaine existence du diptère (précisons que d’aucuns – pour rester dans les bornes étroites de la politesse – disent « sodomiser les diptères » pour « enculer les mouches », improbable préoccupation qui a pourtant ses adeptes… ). Pas un jour, disais-je, qui ne me fait regretter l’inopportun insecte : il vrombit systématiquement au plus près de mes tympans lorsque je tente de lire un livre ou de travailler sur mon ordinateur. En ces périodes troublées, je ne peux d’ailleurs pas regarder une vache dans les yeux. J’y vois le désespoir morne et résigné de l’animal envahi, qui n’a pas su inventer la tapette ou le papier tue-mouches pendouillant si inélégamment dans nos cuisines.

Chaque fois que la mouche se rappelle à mon bon souvenir, je m’étonne de l’opiniâtreté de celle-ci : aussitôt chassée, elle revient derechef. Je voudrais alors que la formule jupitérienne (disons sartrienne) ait la capacité de chasser ce symbole du remords : « Abraxas, galla, galla, tsé, tsé ». Mais rien n’y fait. Alors je frappe, petit Jupiter à tapette à mouches (celle dont le milieu est orné d’un visage et dont le rictus ridicule saisit l’ennemi foudroyé au moment de la mise à mort), je frappe et frappe jusqu’à éviscérer mes proies. C’est une hécatombe de petits boyaux qui s’étalent sur les vitres déjà maculées des déjections d’insectes soulagés. Ah ! il porte bien son nom ce scatophage stercoraire (la mouche à merde) dont les menus gastronomiques sont sur papier hygiénique. Quelle image du cycle de la vie puisque La larve de la mouche vit dans les matières organiques en putréfaction (je fais du Michel Houellebecq : je plagie un article sur la mouche) ! Dans la merde tu naquis, dans la merde tu trépasses.

Mais le soulagement est aussi vif que bref. Aussitôt mouches nouvelles de surgir. C’est un véritable fléau biblique. Le dieu des Hébreux avait envoyé des mouches piqueuses et suceuses pour punir les Égyptiens ; je n’ai droit qu’à la mouche à merde. La malignité divine me refuse ses créations les plus subtiles. Je ne désarme pas pour autant. Je suis devenu Sisyphe imprécateur : « Va-t’en, chétif Insecte, excrément de la terre » répété-je à mon tour. Mais l’inanité, la vanité de ma rage me fait repartir la tapette basse, je m’avoue vaincu (« La puissance des mouches : elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps » écrivait Pascal) et je me souviens que la mouche est éminemment littéraire. L’on a déjà évoqué La Fontaine ou Sartre. Il y a Rimbaud et ses « mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles ». Il y a aussi William Golding et Sa Majesté des Mouches régnant sur les enfants libres…

Force est de constater que l’insecte fascine, et pas seulement l’entomologiste. Lucien de Samosate en fit même l’éloge. Il faut reconnaître que certains points sont particulièrement convaincants :

Dans ses amours et son hymen, elle jouit de la plus entière liberté : le mâle, comme le coq, ne descend pas aussitôt qu’il est monté ; mais il demeure longtemps à cheval sur sa femelle qui porte son époux sur son dos et vole avec lui, sans que rien trouble leur union aérienne.

Salvador Dali voyait dans les mouches ce qu’il appelait « les fées de la Méditerranée » (l’insecte évoquerait même, parait-il, la méthode paranoïaque-critique). Au reste – et c’est la première fois, si j’ose dire, que j’ai commencé à regarder l’insecte dans les yeux – La mouche (le remake de Cronenberg), est aussi le titre d’un film dans lequel un homme inventant une machine permettant de se téléporter devient un être mi-homme mi-mouche.

Enfin le dictionnaire rappelle, par sa polysémie, la richesse du mot. La mouche n’est pas qu’un vil insecte. C’est également un petit morceau de taffetas noir qui faisait ressortir la pâleur des beautés du grand siècle (Verlaine en parle de cette mouche « Qui ravive l’éclat un peu niais de l’œil »). C’est enfin l’espion (le mouchard) dont les romans de Jean-François Parot offrent un bel exemple : Tirepot, portant deux pots et une ample robe de toile, monnaye au badaud parisien la possibilité de se soulager. Faisant ainsi la causette avec ses clients, il sait beaucoup de choses sur la capitale et devient la mouche du commissaire Nicolas Le Floch.

Et puis le mot « mouche » abonde dans de charmantes expressions : prendre la mouche, faire mouche, faire la mouche du coche, etc.

Mais quelque littéraire que soit la mouche, aussi polysémique soit-elle, que l’on voie en elle des trésors d’imagination, l’insecte ne peut faire oublier l’importunité de son obstinée présence. C’est ce que me rappelle la radio qui diffuse Alanis Morissette qui, voulant chanter l’ironie de la vie, s’écrie : « It’s a black fly in your chardonnay ». Quelle poétesse !